Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/281

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les circonstances dont nous parlons ont ici une valeur plus forte encore et plus prolongée ; et feindre dans une autobiographie est si difficile que peut-être il ne s’en trouve aucune qui ne soit en somme plus vraie que toute autre histoire écrite. L’homme qui décrit sa vie la voit dans son ensemble et en gros ; le détail lui semble petit, le proche s’éloigne, le lointain se rapproche, les ménagements disparaissent ; il se met lui-même au confessionnal, et cela volontairement ; là l’esprit de mensonge ne le saisit plus si facilement : car il y a aussi dans chaque homme un penchant à dire le vrai, qu’il doit toujours refouler pour mentir ; or, dans le cas qui nous occupe, ce penchant a pris une force particulière. Le rapport entre une biographie et l’histoire des peuples se laisse facilement saisir par la comparaison suivante. L’histoire nous montre l’humanité, comme la nature nous montre un paysage du haut d’une montagne : nous voyons beaucoup de choses d’un seul regard, de vastes espaces, de grandes masses ; mais aucun objet n’est distinct ni reconnaissable dans ses particularités essentielles : la biographie au contraire nous fait voir l’homme comme nous voyons la nature, lorsque nous l’étudions en passant des arbres aux plantes, aux rochers, aux pièces d’eau. Mais comme la peinture de paysage, dans laquelle l’artiste nous fait voir la nature par ses yeux, nous facilite la connaissance de ses Idées et nous met dans cet état favorable de contemplation pure, indépendante de la volonté, de même, pour l’expression des Idées que nous pouvons chercher dans l’histoire et les biographies, la poésie est de beaucoup supérieure à ces deux sortes d’écrits ; car le génie poétique nous présente pour ainsi dire un miroir qui rend les images plus nettes ; dans ce miroir sont concentrés et mis en vive lumière l’essentiel et le significatif ; le contingent et l’hétérogène sont supprimés[1].

La représentation de l’Idée de l’humanité, représentation qui est le but du poète, est possible de deux façons : ou bien le poète est à lui-même son objet ; c’est ce qui a lieu dans la poésie lyrique, dans le chant proprement dit : l’écrivain nous décrit ses propres sentiments dont il a une vivante intuition ; aussi, quant à son objet, ce genre a, par essence, une certaine subjectivité ; — ou bien le poète est tout à fait étranger à l’objet de ses écrits ; c’est le cas de tous les autres genres poétiques, où l’écrivain se cache plus ou moins derrière son sujet, et finit par disparaître tout à fait. Dans la romance, le poète laisse encore percer, par le ton et l’allure générale de l’ensemble, ses propres sentiments : beaucoup plus objective que la chanson, elle garde cependant quelque chose de subjectif, qui diminue encore dans l’idylle, plus encore dans le roman, disparaît

  1. Voir ici le chapitre XXXVIII des Suppléments. (Note de Schopenhauer.)