Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/298

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fois parfaitement intelligible et tout à fait inexplicable ; cela tient à ce qu’elle nous montre tous les mouvements de notre être, même les plus cachés, délivrés désormais de cette réalité qui les déforme et les altère. De même, si elle a pour caractère propre d’être sérieuse et n’admet en aucune manière l’élément risible, c’est qu’elle n’a pas pour objet la représentation, — la représentation seule entraîne l’erreur et le ridicule ; — elle a, au contraire, directement pour objet la volonté, chose essentiellement sérieuse, puisque d’elle tout dépend. Voulez-vous mieux comprendre la valeur substantielle et significative du langage musical, songez aux signes des reprises et aux da capo ; supporteriez-vous dans le langage articulé ces répétitions qui ont en musique leur raison d’être et leur utilité ? C’est que, pour bien comprendre cette langue de la musique, il la faut entendre deux fois.

Par ces réflexions sur la musique j’ai tâché de prouver que, dans une langue éminemment universelle, elle exprime d’une seule manière, par les sons, avec vérité et précision, l’être, l’essence du monde, en un mot, ce que nous concevons sous le concept de volonté, parce que la volonté en est la plus visible manifestation. Je suis persuadé d’autre part que la philosophie, comme j’ai tâché de le prouver, doit être une exposition, une représentation complète et précise de l’essence du monde saisie en des notions très générales qui seules en peuvent embrasser vraiment l’ampleur. En conséquence, si l’on est allé jusqu’au bout de mes recherches, et si l’on admet mes conclusions, on ne se récriera pas en m’entendant affirmer qu’il est possible d’expliquer ainsi la musique tout entière, et dans son ensemble et dans ses détails. Si donc nous énoncions et développions en concepts ce qu’elle exprime à sa façon, nous aurions par le fait même l’explication raisonnée et l’exposition fidèle du monde exprimée en concepts, ou du moins quelque chose d’équivalent. Là serait la vraie philosophie. Rappelons maintenant cette définition qu’a donnée Leibniz de la musique et que nous avons rapportée plus haut. Elle est, au point de vue un peu inférieur choisi par Leibniz, absolument exacte ; mais si nous nous plaçons à notre point de vue, lequel est infiniment plus élevé, nous pourrons dire en la modifiant : « Musica est exercitium metaphysices occultum nescientis se philosophari animi. » Scire, savoir, c’est en effet saisir les choses en des notions abstraites. Allons plus loin. Grâce à l’aphorisme de Leibniz, dont la justesse a été surabondamment confirmée, la musique, abstraction faite de sa valeur esthétique et interne, la musique, considérée d’une manière purement extérieure et empirique, n’est pour nous qu’un procédé qui permet de saisir sans intermédiaire et in concreto des nombres très grands et les rapports très compliqués qui les relient,