Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/314

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celui-là ; au fond, il admet deux maintenant, l’un qui appartient à l’objet, l’autre au sujet, et il se réjouit du hasard heureux qui les a fait coïncider. Mais en réalité, ce qui constitue le présent, c’est, — je l’ai fait voir dans mon essai sur le Principe de raison suffisante, — le point de contact de l’objet avec le sujet, l’objet qui a pour forme le temps, avec le sujet qui n’a pour forme aucune des expressions de la raison suffisante. Or un objet quelconque n’est que la volonté, mais passée à l’état de représentation, et le sujet est le corrélatif nécessaire de l’objet ; d’autre part, il n’y a d’objets réels que dans le présent : le passé et l’avenir sont le champ des notions et fantômes ; donc le présent est la forme essentielle que doit prendre la manifestation de la volonté : il en est inséparable. Le présent est la seule chose qui toujours existe, toujours stable, inébranlable. Aux yeux de l’empiriste, rien de plus fugitif ; pour le regard du métaphysicien, qui voit par delà les formes de l’intuition empirique, il est la seule réalité fixe, le nunc stans des scolastiques. Ce qu’il contient a pour racine et pour appui la volonté de vivre, la chose en soi ; et nous sommes cette chose. Quant à ce qui en chaque instant devient et disparaît, ce qui a été jadis ou sera un jour, tout cela fait partie du phénomène en tant que tel, grâce aux lois formelles qui lui sont propres et qui rendent possible le devenir et l’anéantissement. A la question : Quid fuit ? il faut donc répondre : Quod est ; et à celle-ci : Quid erit ?Quod fuit. — Entendez ces mots dans le sens précis : le rapport n’est pas de similitude, mais d’identité. Car la propriété de la volonté, c’est la vie ; et celle de la vie, le présent. Aussi chacun a-t-il le droit de se dire : « Je suis, une fois pour toutes, maître du présent ; durant l’éternité entière, le présent m’accompagnera, comme mon ombre : aussi je n’ai point à m’étonner, à demander pourquoi ailleurs il n’est plus qu’un passé, et comment il se fait qu’il tombe justement maintenant. »

Le temps peut se comparer à un cercle sans fin qui tourne sur lui-même : le demi-cercle qui va descendant serait le passé ; la moitié qui remonte, l’avenir. En haut est un point indivisible, le point de contact avec la tangente : c’est là le présent inétendu. De même que la tangente, le présent n’avance pas, le présent, ce point de contact entre l’objet qui a le temps pour forme, et le sujet qui est sans forme, parce qu’il sort du domaine de ce qui peut être connu, étant la condition seulement de toute connaissance. Le temps ressemble encore à un courant irrésistible, et le présent à un écueil, contre lequel le flot se brise, mais sans l’emporter. La volonté prise en soi n’est pas plus que le sujet de la connaissance soumise au principe de raison suffisante : au reste ce sujet, en un sens, c’est elle-même, ou du moins sa manifestation. Et de même que la volonté a pour compagne assurée la vie, qui est son expression propre,