Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/316

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vie pèse, qui sans doute aimerait la vie et qui y tient, mais en en maudissant les douleurs, et qui est las d’endurer le triste sort qui lui est échu en partage, celui-là n’a pas à espérer de la mort sa délivrance, il ne peut se libérer par le suicide : c’est grâce à une illusion que le sombre et froid Orcus lui paraît le port, le lieu de repos. La terre tourne, va de la lumière aux ténèbres ; l’individu meurt : mais le soleil, lui, brille d’un éclat ininterrompu, dans un éternel midi. A la volonté de vivre est attachée la vie : et la forme de la vie, c’est le présent sans fin ; cependant les individus, manifestations de l’Idée, dans la région du temps apparaissent, disparaissent, pareils à des rêves instables. — Le suicide donc nous apparaît comme un acte inutile, insensé : et quand nous serons descendus plus profondément dans la théorie, c’est sous un jour plus fâcheux encore que nous le verrons.

Les dogmes changent, notre science est menteuse, mais la nature ne se trompe point : ses démarches sont assurées, jamais elle ne vacille. Chaque être est en elle tout entier ; elle est tout entière en chacun. En chaque animal elle a son centre ; chaque animal a trouvé sans se tromper son chemin pour venir à l’existence, et de même le trouvera pour en sortir ; dans l’intervalle, il vit sans peur du néant, sans souci, soutenu par le sentiment qu’il a de ne faire qu’un avec la nature, et, comme elle, d’être impérissable. Seul l’homme a sous forme abstraite cette certitude, qu’il mourra, et s’en va la promenant avec lui. Il peut donc arriver, — le fait d’ailleurs est rare, — que, par instants, quand cette pensée, ravivée par quelque accident, s’offre à son imagination, qu’elle le fasse souffrir. Mais contre cette voix si puissante de la nature, que peut la réflexion ? Chez lui, tout comme chez la bête qui ne pense à rien, ce qui l’emporte, ce qui dure, c’est cette assurance, née d’un sentiment profond de la réalité, qu’en somme il est la nature, le monde lui-même : c’est grâce à elle que nul homme n’est vraiment troublé de cette pensée, d’une mort certaine et jamais éloignée ; tous au contraire vivent comme si leur vie devait être éternelle. C’est au point que, — on oserait presque le dire, — personne n’est vraiment bien convaincu que sa propre mort soit assurée : sinon, il ne pourrait y avoir grande différence entre son sort et celui du criminel qui vient d’être condamné ; en fait, chacun reconnaît bien, in abstracto et en théorie, que sa mort est certaine, mais cette vérité est comme beaucoup d’autres du même ordre, que l’on juge inapplicables en pratique : on les met de côté, elles ne comptent pas parmi les idées vivantes, agissantes. Qu’on réfléchisse bien à cette particularité de notre nature intellectuelle, et l’on verra l’insuffisance de toutes les explications ordinaires : on a recours à la psychologie, on parle d’accoutumance, de résigna-