Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/330

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sures différentes, il est vrai : par suite, la conduite d’un homme peut changer visiblement, sans qu’il soit permis de conclure de là à un changement dans son caractère. Ce que l’homme veut proprement, ce qu’il veut au fond, l’objet des désirs de son être intime, le but qu’ils poursuivent, il n’y a pas d’action extérieure, pas d’instruction, qui puissent le changer : sans quoi, nous pourrions à nouveau créer l’homme. Sénêque dit excellemment : « Velle non discitur, » préférant ici la vérité à ses amis les stoïciens : ceux-ci enseignaient que la vertu peut s’apprendre[1]. Il n’y a pour agir du dehors sur la volonté qu’un moyen, les motifs. Mais les motifs ne sauraient changer la volonté en elle-même : s’ils ont sur elle, quelque action, c’est uniquement sous la condition qu’elle reste ce qu’elle est. Tout ce qu’ils peuvent faire donc, c’est de modifier la direction de son effort, de l’amener, sans changer l’objet de sa recherche, à le rechercher par de nouvelles voies. Ainsi le rôle permis à l’instruction, à la connaissance qui s’améliore, en un mot à l’influence étrangère, se borne à montrer à la volonté qu’elle prenait mal ses moyens ; elle lui fait ainsi poursuivre le même but, sans doute, — car elle y est attachée en vertu même de sa nature intime et une fois pour toutes, — mais suivant des voies différentes et parfois en un tout autre objet : mais lui faire vouloir autre chose que ce qu’elle voulait d’abord, c’est là l’impossible ; sur ce point, jamais de changement : en vouloir un à cette chose, c’est en vouloir à l’être même de cette volonté ; il faudrait donc la supprimer. Néanmoins la variabilité de l’intellect, et par suite celle de la conduite, est bien grande : étant donné un même but, ainsi le paradis de Mahomet, on pourra le poursuivre soit dans le monde réel, soit dans un monde imaginaire, accommodant les moyens à la conception, et recourant ainsi à la prudence, a la force, à la ruse, ou bien à l’austérité, à la justice, aux aumônes, au pèlerinage de La Mecque. Mais d’un cas à l’autre, la tendance de la volonté, en elle-même, n’a point changé ; à plus forte raison, la volonté non plus. Ainsi la conduite a beau varier selon les temps, la volonté demeure éternellement la même. « Velle non discitur. »

Pour que les motifs aient leur efficace, il ne suffit pas qu’ils soient connus, car, selon une très bonne formule des scolastiques, déjà citée ici : « L’action de la cause finale ne dépend pas de ce qu’elle a d’être réel, mais de la portion de son être qui est connue[2]. » Aussi, pour révéler le rapport vrai de l’égoïsme avec la pitié dans le cœur d’un homme donné, n’est-ce pas assez qu’il ait de la richesse et qu’il voie autrui dans la misère, encore faut-il

  1. Διδακτην ειναι την αρετην.
  2. « Causa finalis movet non secundum suum esse reale, sed secundum suum esse cognitum. »