Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/356

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pas d’objet qui ne soit séparé de nous par des difficultés, des travaux sans fin : sur la route, à chaque pas, surgissent des obstacles. Et la conquête une fois faite, l’objet atteint, qu’a-t-on gagné ? rien assurément, que de s’être délivré de quelque souffrance, de quelque désir, d’être revenu à l’état où l’on se trouvait avant l’apparition de ce désir. — Le fait immédiat pour nous, c’est le besoin tout seul, c’est-à-dire la douleur. Pour la satisfaction et la jouissance, nous ne pouvons les connaître qu’indirectement : il nous faut faire appel au souvenir de la souffrance, de la privation passées, qu’elles ont chassées tout d’abord. Voilà pourquoi les biens, les avantages qui sont actuellement en notre possession, nous n’en avons pas une vraie conscience, nous ne les apprécions pas ; il nous semble qu’il n’en pouvait être autrement ; et en effet, tout le bonheur qu’ils nous donnent, c’est d’écarter de nous certaines souffrances. Il faut les perdre, pour en sentir le prix : le manque, la privation, la douleur, voilà la chose positive, et qui sans intermédiaire s’offre à nous. Telle est encore la raison qui nous rend si douce la mémoire des malheurs surmontés par nous : besoin, maladie, privation, etc. ; c’est en effet notre seul moyen de jouir des biens présents. Ce qu’on ne saurait méconnaître non plus, c’est qu’en raisonnant ainsi, en égoïste (l’égoïsme, au reste, est la forme même de la volonté de vivre), nous goûtons une satisfaction, un plaisir, du même ordre, au spectacle ou à la peinture des douleurs d’autrui ; Lucrèce l’a dit en de beaux vers, et bien franchement, au début de son second livre :

Suave, mari magno, turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem :
Non, quia vexari quemquam est jucunda voluptas ;
Sed, quibus ipse malis careas, quia cernere suave est[1].

Pourtant, nous le verrons plus tard, cette sorte de joie, cette façon de se rendre sensible à soi-même son bien-être, est bien voisine du principe même de la méchanceté active.

Tout bonheur est négatif, sans rien de positif ; nulle satisfaction, nul contentement, par suite, ne peut être de durée : au fond ils ne sont que la cessation d’une douleur ou d’une privation, et, pour remplacer ces dernières, ce qui viendra sera infailliblement ou une peine nouvelle, ou bien quelque langueur, une attente sans objet, l’ennui. C’est de cette vérité qu’on trouve une trace dans ce fidèle miroir du monde, de la vie et de leur essence, je veux dire dans l’art surtout la poésie. Un poème épique ou dramatique ne peut avoir

  1. De Nat. Rer., I, 1-4. « Il est doux, quand la mer est forte, quand les vents agitent l’onde, d’assister du rivage aux efforts des marins : non que la souffrance d’autrui soit pour nous une joie véritable ; mais voir de quelles peines on est à l’abri, voilà ce qui est doux. »