Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/368

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une plainte n’a droit de s’élever : c’est à ses frais que la volonté représente la grande tragi-comédie, et elle est à elle-même son spectateur. Le monde est ce qu’il est, parce que la volonté, dont il est la forme visible, est ce qu’elle est et veut ce qu’elle veut. La souffrance a sa justification : la volonté s’affirme à l’occasion même de ce phénomène ; et cette affirmation a pour justification, pour compensation, qu’elle porte avec elle la souffrance. Ainsi se révèle déjà à nous, par un premier rayon, l’éternelle justice telle qu’elle règne sur l’ensemble ; plus tard nous la verrons de plus près, plus clairement, s’exerçant sur les individus. Mais d’abord il nous faudra parler de la justice temporelle ou humaine[1].


§ 61.


Nous l’avons vu au second livre, dans la nature entière, à tous les degrés de cette manifestation de la volonté, nécessairement il y a guerre éternelle entre les individus de toutes les espèces : cette guerre rend visible la contradiction intérieure de la volonté de vivre. Quand on arrive aux degrés les plus élevés, où tout éclate avec plus de force, on voit ce phénomène aussi se déployer plus au large : alors il est plus facile de le déchiffrer. C’est pour nous préparer à cette tâche que nous allons considérer l’Égoïsme, principe de toute cette guerre, dans sa source même.

Le temps et l’espace étant la condition même sous laquelle peut se réaliser la multiplicité des semblables, nous les avons nommés le principe d’individuation. Ils sont les formes essentielles de l’intelligence à l’état de nature, c’est-à-dire telle qu’elle naît de la volonté. Donc la volonté doit se manifester par une pluralité d’individus. Cette pluralité d’ailleurs ne l’atteint pas, elle volonté, elle chose en soi : il ne s’agit que des phénomènes ; pour elle, elle est en chaque phénomène tout entière et indivisible, et voit tout autour d’elle l’image répétée à l’infini de sa propre essence. Quant à cette essence en soi, à la réalité par excellence, c’est au dedans d’elle-même, là seulement, qu’elle la trouve. Voilà pourquoi chacun veut tout pour soi, chacun veut tout posséder, tout gouverner au moins ; et tout ce qui s’oppose à lui, il voudrait pouvoir l’anéantir. Ajoutez, pour ce qui est des êtres intelligents, que l’individu est comme la base du sujet de la connaissance ; et ce

  1. Voir, sur ce point, le chapitre XLV des Suppléments.