Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/379

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chacun et toujours de ne pas faire d’injustice ; mais il ne dépend nullement de chacun, d’une façon absolue, de ne pas souffrir d’injustice : cela dépend de la force extérieure dont chacun se trouve armé. Ainsi donc, d’une part, les concepts de Droit et de Tort ont fort bien une valeur dans l’état même de nature, et ne sont point du tout conventionnels ; mais dans cet état, ils n’ont que la valeur de concepts moraux, et ont simplement rapport à la connaissance que chacun possède de la volonté résidant en lui. Dans l’échelle, formée de degrés si multiples et si écartés, où se marquent les affirmations plus ou moins énergiques de la volonté de vivre dans chaque individu humain, ces concepts représentent un point fixe, pareil au zéro du thermomètre : le point où l’affirmation de ma volonté devient la négation de la volonté d’autrui, le point où elle donne, par un acte injuste, la mesure de sa violence et en même temps la mesure de la force avec laquelle son intelligence s’attache au principe d’individuation, car ce principe est la forme même d’une intelligence entièrement asservie à la volonté. Maintenant, si l’on met de côté cette façon toute morale de considérer les actions humaines, ou si on la nie, alors rien de plus naturel que de se ranger du côté de Hobbes, et de regarder le droit et l’injuste comme des notions conventionnelles, établies d’une manière arbitraire, et par suite dépourvues de toute réalité en dehors du règne des lois positives. A celui qui parle de la sorte, nous ne pouvons pas lui mettre sous les yeux, au moyen de quelque expérience physique, une chose qui n’appartient pas au domaine de cette expérience. Il en est de même pour Hobbes, d’ailleurs : lui est un empiriste résolu ; il nous en donne une preuve bien frappante dans son livre Sur les principes de géométrie : il y nie résolument toute mathématique au sens propre du mot ; il soutient avec obstination que le point a une étendue, et la ligne une largeur. Or, nous ne pourrions pas lui montrer un point sans étendue, ni une ligne sans largeur. Il faut donc renoncer à lui rendre évident le caractère a priori de la mathématique, aussi bien que celui du droit : car il s’est déclaré, une bonne fois pour toutes, fermé à toute connaissance non empirique.

Ainsi donc, la théorie pure du droit est un chapitre de la morale ; elle se rapporte uniquement en nous au faire, et non au pâtir. C’est le faire seul, en effet, qui est une expression de la volonté ; c’est lui seul que considère la morale. Quant au pâtir, pour elle ce n’est qu’un pur accessoire : si elle y a parfois égard, c’est pour des raisons indirectes, par exemple afin de démontrer qu’un événement dont l’unique cause est ma résolution de ne pas souffrir une injustice, ne constitue pas une injustice de ma part. — Ce chapitre, si on le développait, devrait avoir pour objet d’abord de déterminer avec précision les limites que ne doit pas dépasser l’individu dans