Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/384

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c’est ce que l’État ne peut pas : il ne saurait nous offrir une apparence analogue à ce qui résulterait d’un échange universel de bon vouloir et d’affection. En effet, nous l’avons déjà montré, l’État, par sa nature même, ne pourrait interdire une action injuste qui n’aurait pour pendant aucune injustice soufferte ; s’il repousse tout acte injuste, c’est simplement parce que le cas est impossible. Eh bien, en sens inverse, tout occupé comme il l’est du bien-être de tous, il s’efforcerait volontiers de faire que chacun reçût de tous des marques de bon vouloir et des preuves de charité ; mais il faudrait pour cela que la condition première ne fût pas la dépense d’une quantité équivalente de ces marques-là : car dans ce commerce, chaque citoyen voudrait le rôle passif, aucun le rôle actif, et il n’y a pas de raison pour charger l’un plutôt que l’autre de ce dernier rôle. Et voilà comment il se fait qu’on ne peut imposer aux gens rien qui ne soit négatif, et c’est le caractère du droit ; quant au positif, quant à ce qu’on nomme devoirs de charité, devoirs imparfaits, il n’y faut pas songer.

La politique, nous l’avons dit, tire de la morale sa théorie pure du droit, en d’autres termes sa théorie de l’essence et des limites du juste et de l’injuste ; après quoi elle s’en sert pour ses fins à elle, fins étrangères à la morale ; elle en prend la contre-partie, et là-dessus elle édifie la législation positive, y compris l’abri destiné à la protéger : bref, elle bâtit l’État. La politique positive n’est donc que la doctrine morale pure du droit renversée. On peut faire cette opération en tenant compte du milieu et des intérêts d’un peuple déterminé. En tout cas, il faut que la législation, en tout ce qu’elle a d’essentiel, soit déduite de la doctrine pure du droit, que chacun de ses préceptes trouve sa justification dans cette même doctrine, si l’on veut que la législation constitue un véritable droit positif, et l’État une association juridique, un État au sens propre du mot, c’est-à-dire un établissement avouable selon la morale, parce qu’il n’a rien d’immoral. Autrement, la législation positive n’est rien que l’institution d’une injustice positive, et n’est qu’une injustice imposée et publiquement avouée. C’est ce qui a lieu pour tout État despotique ; c’est encore le caractère de la plupart des empires musulmans, et c’est aussi celui de certaines parties intégrantes de divers régimes : tels le servage, la corvée, etc. — La doctrine pure du droit, le droit naturel, ou, pour mieux dire, le droit moral, se trouve retourné, mais toujours lui-même, à la base de toute législation juridique, absolument comme la mathématique pure à la base des mathématiques appliquées. Les points les plus importants de cette doctrine, telle que la philosophie doit la constituer pour l’usage de la politique, sont les suivants :

1° Explication des notions de l’injuste et du juste, quant à leur