Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/390

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Cette justice éternelle, elle existe bien réellement, elle est dans l’essence de l’univers : c’est ce qui résulte de toute notre pensée telle que nous l’avons exposée jusqu’ici, et quiconque l’aura suivie est éclairé à cet égard.

La manifestation, l’expression objective de l’universelle volonté de vivre, c’est le monde, le monde avec toutes ses divisions, avec toutes ses formes d’être. L’existence même et le genre d’existence, celle de l’ensemble et celle de chaque partie, n’a de racine que dans la volonté. Elle est libre, elle est toute-puissante. Dans chaque chose, la volonté apparaît, avec la détermination qu’elle se donne d’elle-même, en elle-même et hors du temps. Le monde n’est que son miroir ; toutes les limitations, toutes les souffrances, toutes les douleurs qu’il enferme, ne sont qu’une traduction de ce qu’elle veut, ne sont que ce qu’elle veut. L’existence est donc distribuée selon la plus rigoureuse justice entre les êtres ; mais l’existence, c’est pour chacun l’existence propre à son espèce et à son individu particulier, tels qu’ils sont l’un et l’autre, dans les circonstances données, au milieu du monde tel qu’il est, gouverné par le hasard et par l’erreur, soumis à la loi du temps, périssable, souffrant sans trêve. Il y a plus : tous les obstacles que chacun rencontre, tous ceux qu’il pourrait rencontrer, ne sont sur sa route qu’avec juste raison. Car la volonté universelle est sa volonté : et si le monde est tel ou tel, c’est que la volonté l’a voulu. Sur qui alors doit tomber la responsabilité de l’existence du monde et de son organisation ? Sur elle seule, et sur personne autre : car comment un autre aurait-il pu l’assumer ? Voulez-vous savoir ce que valent, au sens moral du mot, les hommes, pris en général et d’ensemble ? Considérez leur destinée, d’ensemble et en général. Cette destinée, la voici : besoin, misère, plaintes, douleur, mort. C’est que l’éternelle justice veille : si, pris en masse, ils ne valaient pas si peu, leur destinée moyenne ne serait pas si affreuse. C’est dans ce sens que nous pouvons dire : le tribunal de l’univers, c’est l’univers même. S’il était possible de mettre dans une balance, sur l’un des plateaux toutes les souffrances du monde, et sur l’autre toutes les fautes du monde, l’aiguille de la balance resterait perpendiculaire, fixement.

Maintenant, il est bien vrai que, pour les yeux de l’intelligence, telle qu’elle est dans l’individu, soumise au service de la volonté, le monde ne se montre pas avec la même figure que lorsqu’il finit par se révéler au chercheur, qui reconnaît en lui la forme objective de la volonté unique et indivisible, à laquelle il se sent identique lui-même. Non, le monde étend devant le regard de l’individu brut le voile de Maya, dont parlent les Hindous : ce qui se montre à lui, à la place de la chose en soi, c’est le phénomène seul, sous les conditions du temps et de l’espace, du principe d’individuation, et sous