Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/398

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cherche qu’à apaiser sa propre souffrance par le spectacle d’une souffrance infligée à autrui ; son but, à lui, ne devrait pas s’appeler vengeance, mais plutôt punition ; au fond, en effet, on y découvre l’intention de produire un effet dans l’avenir en faisant un exemple ; et là-dessous, pas l’ombre d’intérêt personnel, ni celui de l’individu qui exerce la vengeance, puisqu’il y perd sa vie, ni celui d’une société cherchant à garantir sa sécurité par des lois : ce n’est pas l’État, en effet, c’est l’individu qui frappe, ici ; et s’il frappe, ce n’est pas pour exécuter une loi : il n’a jamais en vue qu’une action telle, que l’État ne pourrait ou ne voudrait pas la châtier, et que même il désapprouve le châtiment. À mon sens, le principe de l’indignation qui emporte cet homme si loin au-dessus de l’amour de soi, c’est une conscience très profonde qu’il a d’être la Volonté de vivre, en elle-même et dans sa totalité, cette Volonté qui se montre chez tous les êtres, à travers tous les temps : il sent alors que l’avenir le plus reculé le touche non moins que le présent, et qu’il n’y peut être indifférent. Il affirme cette Volonté, mais toutefois, dans ce spectacle où se manifeste son essence, il ne veut pas que désormais une aussi monstrueuse iniquité reparaisse ; il veut épouvanter les injustes des temps futurs par un châtiment contre lequel il n’y a pas de défense possible, puisque la peur même de la mort n’effraie pas le punisseur. Ainsi la Volonté de vivre, tout en s’affirmant encore ici, ne s’attache plus au phénomène particulier, à l’individu déterminé ; elle embrasse l’Idée même de l’homme en soi, et veut que la manifestation de cette Idée demeure pure, à l’abri d’une iniquité aussi monstrueuse, aussi abominable. C’est là un trait de caractère rare, remarquable, sublime enfin : là l’individu se sacrifie ; en effet, il s’efforce de devenir le bras de la justice éternelle, dont il méconnaît encore l’essence propre.


§ 65.


Toutes les considérations qui précèdent touchant l’action humaine préparent la voie à celles qui seront les dernières. Notre tâche se trouve ainsi fort allégée, et nous pouvons, abordant la signification morale des actions, cette qualité que le vulgaire exprime par les mots bon et méchant, mots d’une clarté suffisante à ses yeux, nous pouvons introduire dans ce sujet une précision abstraite et philosophique ; nous pouvons le faire entrer comme un anneau dans la chaîne de notre pensée.