Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/411

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Regardons au fond de la justice : nous y trouverons déjà le ferme propos de ne pas aller, dans l’affirmation de notre propre Volonté, jusqu’au point de nier les phénomènes qui manifestent hors de nous la Volonté, en nous les asservissant. Dès lors, nous rendrons à autrui l’équivalent de ce que nous en aurons reçu. À son degré le plus haut, la justice, la droiture d’âme, ne se sépare déjà pas de la bonté proprement dite, laquelle n’a pas un caractère purement négatif : elle va alors jusqu’au point de nous faire mettre en doute nos droits sur un bien qui nous vient par héritage ; jusqu’à nous inspirer de subvenir aux besoins de notre corps par nos propres forces, physiques ou intellectuelles ; de refuser, comme n’y ayant pas droit, les services d’autrui, le luxe sous toutes ses formes, et enfin de nous vouer à une pauvreté volontaire. Nous en avons un exemple dans Pascal : quand il se rangea à la vie ascétique, il refusa de se laisser servir, bien qu’il eût assez de gens à ses ordres ; malgré son état toujours maladif, il faisait son lit lui-même ; il allait quérir son repas à la cuisine, etc. (Vie de Pascal, par sa sœur)[1]. L’Inde nous fournit des exemples tout semblables à plus d’un Hindou, à ce qu’on rapporte, et des radjahs même, environnés de richesses, les consacrent exclusivement à l’entretien de leurs parents, de leur cour, de leurs serviteurs, et mettent le plus grand scrupule à appliquer la maxime : Ne mange rien, que tu ne l’aies semé et récolté de ta main. Mais il faut le dire : il y a là au fond un malentendu ; un individu riche et puissant peut, par cela même, rendre à l’ensemble de la société humaine des services assez grands pour balancer celui que lui rend la société en lui garantissant ses biens. La justice de nos Hindous est proprement plus que de la justice : c’est la vraie renonciation, la négation de la Volonté de vivre, l’ascétisme enfin : nous allons en parler. En revanche, celui qui vit sans rien faire, en utilisant les forces d’autrui, usant d’un héritage, et ne rendant service à personne, celui-là, tout en demeurant juste selon les lois positives, risque d’être considéré comme injuste au sens moral.

La justice spontanée naît, nous l’avons vu, d’une intelligence capable déjà de voir quelque peu à travers le principe d’individuation, tandis que l’homme injuste en reste absolument la dupe. Mais cette intelligence peut ne pas s’arrêter là, et s’élever à un degré supérieur, où elle donne naissance à la bienveillance et à la bienfaisance positives, bref à l’amour de nos semblables : et quelle que soit la force, l’énergie de la Volonté en un individu, elle n’est pas plus empêchée de s’élever à cet état. En effet, il suffit que l’intelligence lui fasse équilibre, qu’elle lui enseigne à résister au pen-

  1. Edition Havet, p. lxxii.