Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/413

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dans la nature entière : et c’est pourquoi il ne torturera jamais un animal[1].

Ce même homme n’est pas capable de laisser les autres souffrir misère, tandis qu’il serait dans l’abondance et jouirait du superflu : autant vaudrait pour lui endurer la faim aujourd’hui, dans la pensée d’avoir davantage à manger demain. En effet, pour celui qui fait de bonnes œuvres, les œuvres de douceur, le voile de Maya est déjà transparent, et l’illusion du principe d’individuation s’est dissipée. Il se reconnaît, lui, son moi, sa volonté, en chaque être : il se reconnaît donc en quiconque souffre. Il n’est plus sujet à cette perversion par laquelle la Volonté de vivre, se méconnaissant elle-même, goûte ici, en tel individu, des jouissances passagères et visibles, tandis que, par cela même, en tel autre, elle souffre et est misérable : en sorte qu’elle inflige et endure à la fois la douleur, et, sans le savoir, comme Thyeste, elle dévore sa propre chair ; pleurant ici sur une souffrance qu’elle n’a pas méritée, et là, se moquant sans vergogne de Némésis, et cela pour cette seule cause, qu’elle ne se reconnaît pas elle-même derrière un phénomène étranger, et qu’elle ne perçoit pas la loi éternelle de justice, prisonnière qu’elle est du principe d’individuation, et du mode de connaissance auquel préside l’axiome de raison suffisante. Être guéri de cette illusion et de l’erreur de Maya, ou bien agir avec douceur, c’est la même chose. Or, une telle façon d’agir ne va jamais sans la connaissance dont nous parlons.

Nous avons parlé du remords, de sa source et de son importance : le contraire du remords, c’est la bonne conscience, la satisfaction que nous ressentons toujours après une action désintéressée. Elle naît de ce qu’une action de ce genre, ayant pour origine la reconnaissance de notre propre être sous l’apparence d’un autre, est en même temps une confirmation de cette vérité, que notre vrai moi ne réside pas dans notre seule personne, dans le phénomène que nous sommes, mais bien en tout ce qui vit. Par là le cœur se sent élargi, tandis que l’égoïsme le resserrait. Avec l’égoïsme, en effet,

  1. Le droit qu’a l’homme de disposer de la vie et des forces des animaux repose uniquement sur ce que, là où la clarté de la conscience va croissant, la douleur va grandissant à mesure ; aussi la souffrance que l’animal endure en mourant ou en travaillant n’est jamais aussi grande que le serait celle de l’homme à être privé de la chair ou du travail des animaux. Par suite, l’homme peut pousser l’affirmation de son existence jusqu’à nier celle de la bête, et la Volonté de vivre souffre moins, en somme, par là que dans le cas contraire. Ainsi se trouve déterminée en même temps la limite de l’usage que l’homme peut faire, sans injustice, de la force des animaux ; il est vrai que cette limite, souvent on la franchit, principalement à l’égard des bêtes de somme et des chiens de chasse. En revanche, les sociétés protectrices des animaux s’appliquent fort bien à la faire observer. Le droit de l’homme ne s’étend pas non plus, à mon sens, jusqu’à celui de faire des vivisections, principalement sur les animaux supérieurs ; tandis que l’insecte souffre moins de mourir, que l’homme de se laisser piquer. — Voilà ce que ne voit pas le Hindou.