Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/437

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domaine de l’art ; car se plaindre et se lamenter éternellement, sans être assez fort pour se résigner, c’est perdre à la fois le paradis et la terre, pour ne garder qu’une sentimentalité larmoyante. Si l’on veut arriver à la délivrance et commander le respect, il faut que la douleur prenne la forme de la connaissance pure et amène la vraie résignation comme calmant du vouloir. À ce compte, nous ne pouvons voir une grande infortune sans avoir pour elle une considération voisine de celle que nous inspirent le courage et la vertu, et en même temps notre bonheur présent nous fait l’effet d’un reproche. Il nous est impossible de ne pas considérer chaque souffrance, aussi bien celle que nous éprouvons profondément que celle qui nous est étrangère, comme un acheminement à la vertu et à la sainteté ; au contraire les jouissances et les plaisirs mondains, comme capables de nous en détourner. Cela est si vrai, que, lorsque nous voyons un homme endurer quelque grande souffrance physique ou morale, ou même lorsque nous regardons quelqu’un qui peine, la sueur au front, sur un travail corporel exigeant de douloureux efforts, sans perdre un instant patience et sans proférer une plainte, il nous semble voir un malade, soumis à un traitement pénible, accepter volontairement, joyeusement, les douleurs de l’opération, convaincu que plus il souffre, mieux il détruit en lui les germes de la maladie, et que, par conséquent, sa guérison sera aussi complète que sa douleur présente est cruelle.

Suivant ce que nous venons de dire, la négation du vouloir-vivre, qui n’est pas autre chose que la résignation ou la sainteté absolue, résulte toujours de ce qui calme le vouloir, à savoir la notion du conflit de la volonté avec elle-même et de sa vanité radicale, — vanité qui s’exprime dans les souffrances de tous les hommes. La différence dans la négation du vouloir, que nous avons représentée par les deux chemins de la délivrance, consiste en ce que cette notion est produite ou bien par la connaissance pure de la douleur, librement appropriée, grâce à l’intuition du principium individuationis, ou bien immédiatement, par la souffrance directement subie. Sans la négation complète du vouloir, il n’y a pas de vrai salut, de délivrance effective de la vie et de la douleur. Avant d’arriver là, nous ne sommes tous que cette volonté même, dont le phénomène est une existence éphémère, un effort toujours inutile, toujours vain, un monde comme représentation rempli de misères, auquel nous appartenons tous au même titre irrévocablement. Car nous avons vu plus haut que la vie est assurée à la Volonté de vivre, et que sa véritable et unique forme est le présent, auquel elle ne peut être soustraite, de quelque façon que la naissance et la mort gouvernent les phénomènes. Le mythe hindou exprime bien cette pensée, lorsqu’il dit : « vous serez remis au monde. » La grande différence