Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/444

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Voici le moyen de résoudre cette contradiction : la disposition qui soustrait le caractère à la puissance des motifs, ne vient pas directement de la volonté, mais d’une transformation de la connaissance. Ainsi, tant que la connaissance se borne à être soumise au principe d’individuation, tant qu’elle obéit absolument au principe de raison, la puissance des motifs est irrésistible : mais, dès que le principe d’individuation a été percé à jour, dès qu’on a compris que c’est une volonté, la même partout, qui constitue les Idées et même l’essence de la chose en soi, dès que l’on a puisé dans cette connaissance un apaisement général du vouloir, les motifs particuliers deviennent impuissants ; car le mode de connaissance qui leur correspondait est aboli et remplacé par une connaissance toute différente. Le caractère ne peut jamais se modifier partiellement ; il doit, avec la rigueur d’une loi naturelle, exécuter en détail les ordres de la volonté dont il est le phénomène d’ensemble ; mais l’ensemble lui-même, c’est-à-dire le caractère, peut être complètement supprimé par la conversion de la volonté, opérée comme nous avons dit plus haut. Cette suppression du caractère excitait l’admiration d’Asmus ; il la désigne, dans un passage déjà cité, sous le nom de « transformation universelle et transcendantale » ; elle correspond à ce que l’on appelle excellemment dans l’Église chrétienne la régénération ; la connaissance dont elle procède correspond à la grâce efficace. — C’est précisément parce qu’il s’agit ici non d’un changement du caractère, mais d’une suppression totale, que l’on comprend pourquoi les caractères qui différaient le plus avant cette suppression présentent, après cette suppression, une grande similitude dans leur manière d’agir, tout en continuant, chacun suivant ses concepts et ses dogmes, à tenir un langage différent.

Ainsi entendu, le vieux philosophème du libre arbitre, sans cesse combattu et sans cesse affirmé, n’est point sans fondement ; le dogme religieux de la grâce efficace et de la régénération n’est point non plus dépourvu de sens, ni de signification. Mais voilà que nous les voyons maintenant se confondre inopinément l’un avec l’autre ; et nous pouvons désormais comprendre dans quel sens l’illustre Malebranche pouvait dire : « La liberté est un mystère. » Il avait bien raison. En effet, ce que les mystiques chrétiens appellent grâce efficace et régénération correspond à ce qui est pour nous l’unique manifestation immédiate du libre arbitre. Elle ne se produit pas avant que la volonté, parvenue à la connaissance de la nature en soi, n’ait tiré de cette connaissance un calmant et ne se soit par là même soustraite à l’action des motifs, action qui ressortit à un autre mode de connaissance où les objets ne sont que des phénomènes. — Une liberté qui se manifeste ainsi est le plus grand privilège de l’homme ; elle manquera éternellement à l’animal ; car