Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/85

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tion poursuit son cours sans s’occuper d’eux ; elle ne se règle pas d’après des concepts abstraits, mais d’après des maximes tacites, dont l’expression fait précisément tout l’homme. Aussi, les dogmes religieux des peuples peuvent être différents : toute bonne action n’en est pas moins accompagnée pour eux d’une satisfaction secrète, et toute mauvaise action, d’un perpétuel remords. Toutes les moqueries du monde n’ébranleront jamais la première ; toutes les absolutions des confesseurs ne calmeront jamais les seconds. Cependant nous ne devons pas dissimuler que, dans l’expérience, l’intervention de la raison n’est pas inutile à l’homme vertueux ; mais la raison n’est pas la source de la vertu ; son action est toute secondaire : elle consiste à maintenir les résolutions une fois prises, à rappeler les règles de conduite, pour mettre en garde l’esprit contre les faiblesses du moment, et donner plus d’unité à la vie. Le rôle de la raison est le même dans le domaine de l’art, où elle n’est pas la faculté essentielle ; elle se borne à soutenir l’exécution, parce que le génie ne veille pas toujours, et que son œuvre cependant doit être achevée dans toutes les parties et former un tout[1].


§ 13.


Toutes ces considérations sur l’utilité, comme sur les inconvénients de l’emploi de la raison, n’ont pas d’autre but que de montrer clairement que le savoir abstrait, pur reflet de la représentation intuitive, tout en étant fondé sur elle, ne lui est pas identique au point de la suppléer. Elle ne lui correspond même jamais exactement. C’est pourquoi, comme nous l’avons vu, bien des actions humaines ne s’accomplissent qu’avec l’aide de la raison et de la réflexion ; d’autres, au contraire, répugnent à l’emploi de ces deux facultés. Cette impossibilité de réduire la connaissance intuitive à la connaissance abstraite, en vertu de laquelle l’une se rapproche toujours de l’autre, comme la mosaïque de la peinture, est le fond d’un phénomène très digne d’attention, qui appartient, comme la raison, exclusivement à l’homme, et dont on a cherché jusqu’ici de nombreuses explications, toujours insuffisantes : je veux parler du rire. Nous ne pouvons nous abstenir, à cause de cette origine, de fournir ici quelques éclaircissements, bien qu’ils retardent de nouveau notre marche. Le rire n’est jamais autre chose que le manque

  1. Cf. ch. VII, IIe vol.