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de l’intellect irrationnel

longe. Tous ses rêves viennent de cette imagination. La conscience des animaux n’est donc qu’une succession de présents, dont aucun, avant de se produire, ne s’annonce comme avenir, ou n’apparaît comme passé après sa disparition. Or c’est là le trait caractéristique et distinctif de la conscience de l’homme. De là vient que les animaux ont beaucoup moins à souffrir que nous, car ils ne connaissent d’autres douleurs que celles qu’ils éprouvent sur le moment. Mais le présent est inétendu ; tandis que le passé et l’avenir, sources de presque tous nos maux, s’étendent très loin, et à leur contenu réel s’ajoute encore tout le champ du possible ; aussi le domaine du désir et de la crainte est-il illimité. Débarrassés de ces soucis, les animaux au contraire jouissent tranquillement et heureusement de la sensation présente, quelque insignifiante qu’elle soit. Il en est ainsi, ou à peu près, des hommes très bornés. Ajoutons que les souffrances qui n’appartiennent qu’au présent, ne peuvent être que physiques. De la sorte, les animaux ne s’aperçoivent proprement pas de leur mort ; ils ne pourraient apprendre à la connaître qu’une fois qu’elle s’est présentée ; mais alors ils ont cessé de vivre. La vie des animaux n’est donc qu’un perpétuel présent. Ils vivent sans pensée, toujours limités à la sensation du moment, absolument comme la majeure partie des hommes. Une autre conséquence de la nature de l’intelligence animale, telle que nous l’avons conçue, c’est l’étroit rapport qu’il y a entre leur conscience et ce qui les entoure. Entre les animaux et le monde extérieur, il n’y a rien ; mais entre nous et le monde, il y a toujours l’idée que nous en avons, et cette idée peut rendre la nature inaccessible à l’homme et l’homme étranger à la nature. C’est seulement chez les enfants et chez les hommes très incultes que cette barrière est parfois assez faible, pour qu’un simple coup d’œil jeté sur ce qui les entoure suffise à nous renseigner sur ce qui se passe en eux[1]. Aussi les animaux ne peuvent-ils ni combiner, ni dissimuler. Ils n’ont pas d’arrière-pensée. À ce point de vue, il y a le même rapport entre l’homme et le chien, qu’entre une coupe de métal et une coupe de verre, et c’est ce qui contribue surtout à nous le rendre si précieux. Il nous procure, en effet, le plaisir de voir refléter en lui, dans toute leur pureté, nos penchants et nos affections, que nous cachons si souvent. En général, les animaux jouent constamment à cartes abattues ; aussi c’est un plaisir pour nous que de découvrir leur caractère en même temps que nous voyons leurs actes, — et cela, soit qu’ils appartiennent à une même espèce ou à des espèces différentes. Ce qui caractérise

  1. Cette influence du monde extérieur sur les natures incultes a été fort bien saisie par Dickens, dans son personnage de Kitty l’Ébaubie. Cf. Contes de Noël (Note du trad.).