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critique de la philosophie kantienne

accidents, le phénomène serait complètement séparé de l’espace et n’appartiendrait plus qu’au temps : le monde de l’expérience se trouverait supprimé par anéantissement de la matière, par annihilation. — Pour déduire et pour expliquer le principe de permanence de la substance, connu a priori par chacun de nous de la manière la plus certaine, il ne fallait point recourir au temps ; surtout il ne fallait point, comme l’a fait Kant, attribuer au temps la permanence, ce qui est un pur contre-sens admis là pour les besoins de la cause ; il suffisait pour déduire et pour expliquer le principe en question d’invoquer le rôle que joue l’espace dans la matière, c’est-à-dire dans tous les phénomènes de la réalité ; en effet, l’espace est l’opposé, il est en quelque sorte la contre-partie du temps et il n’admet en soi, abstraction faite de son union avec le temps, aucun changement.

Suit maintenant, dans l’ouvrage de Kant, un passage tendant à démontrer que la loi de causalité est nécessaire et a priori ; cette démonstration, empruntée à la simple succession des événements — dans le temps, est tout à fait inexacte : c’est ce que j’ai prouvé en détail dans ma dissertation sur le Principe de {{lié|Raison[1] ; aussi, je me contente d’y renvoyer le lecteur[2]. Même observation au sujet de la démonstration de la loi d’action réciproque ; d’ailleurs j’ai été précédemment amené à démontrer que le concept même d’action réciproque ne peut être pensé. Sur la modalité, dont je vais tout à l’heure étudier les principes, j’ai déjà dit ce qui était nécessaire.

J’aurais encore à m’inscrire contre mainte singularité que j’ai remarquée dans la suite de l’analytique transcendentale, si je ne craignais de fatiguer la patience du lecteur, et j’ai confiance dans ses réflexions personnelles pour faire les critiques nécessaires. Mais toujours nous retrouvons dans la Critique de la Raison pure, le défaut capital et fondamental de Kant, défaut que j’ai déjà critiqué en détail : Kant ne distingue point la connaissance abstraite et discursive de la connaissance intuitive. Telle est l’erreur qui répand une obscurité continuelle sur toute la théorie de la faculté cognitive chez Kant : il en résulte que le lecteur ne peut jamais savoir de quoi il est question exactement ; au lieu de comprendre il se perd sans cesse en conjectures, il cherche à appliquer les paroles de l’auteur tantôt à la pensée, tantôt à l’intuition, et toujours il reste dans le vague.

Ce défaut incroyable de réflexion aveugle Kant sur la nature de la connaissance intuitive et de la connaissance abstraite : dans le

  1. § XXIII}}.
  2. Comparez avec ma critique de la preuve kantienne les critiques ultérieures de Feder et de A.-F. Schulze. Feder, Ueber Zeit, Raum und Causalität, § XXVIII ; G.-H. Schulze, Kritik der theoretischen Philosophie, pp. 422-442 du texte allemand.