Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/10

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
7
comment la chose en soi est connaissable.

de ce fait que notre connaissance, précisément parce qu’elle se réduit à des représentations déterminées par des formes subjec­tives, ne nous donne jamais que des phénomènes et non pas l’es­sence en soi des choses. C’est ce qui explique que dans tout ce que nous connaissons il reste quelque chose de mystérieux et d’inson­dable ; nous sommes sans cesse contraints à reconnaître qu’il nous est impossible de comprendre à fond même les phénomènes les plus communs et les plus simples. Car ce ne sont pas seulement les productions les plus parfaites de la nature, les êtres vivants, ou les phénomènes complexes du monde inorganique, qui demeurent impénétrables pour nous ; mais même ce cristal de montagne, ce morceau de soufre sont, grâce à leurs propriétés cristallographiques, optiques, chimiques et électriques, un abîme de mystères et d’incompréhensibilités pour la recherche consciencieuse et approfondie. Il n’en serait pas ainsi, si nous connaissions les choses telles qu’elles sont en soi ; car alors nous comprendrions entièrement au moins les phénomènes plus simples ; n’étant pas dans l’ignorance de leurs qualités, leur être même, leur essence tout entière devraient pouvoir passer dans notre connaissance. Les lacunes de notre connaissance ont donc leur raison, non pas en ceci que nous ne sommes pas assez familiers avec les objets, mais dans la nature même de cette connaissance. Car notre intuition, et conséquemment la perception empirique tout entière des objets qui se présentent à nous, étant essentiellement et principalement déter­minées par les formes et les fonctions de notre faculté de con­naître, il est inévitable que la représentation des objets soit radi­calement distincte de leur essence ; ils apparaissent en quelque sorte à travers un masque, si bien que nous devinons que quelque chose est caché là-dessous, mais ce quelque chose nous ne pouvons pas le connaître. Ce qui transparaît est un mystère insondable ; jamais la nature d’une chose quelconque ne peut passer entière­ment et à tous égards dans la connaissance : bien moins encore pouvons-nous, suivant la méthode des mathématiques, construire a priori un objet réel. Ainsi donc l’impénétrabilité empirique de tous les êtres de la nature est une preuve a posteriori du caractère purement idéal et phénoménal de leur existence empirique.

En conséquence, on ne dépassera jamais la représentation, c’est-à-dire le phénomène, si l’on part de la connaissance objective, autrement dit de la représentation ; on s’en tiendra au côté exté­rieur des choses, sans pénétrer dans leur être intime, sans connaître ce qu’elles sont en soi et pour soi. Jusqu’ici je suis de l’avis de Kant. Mais, en regard de la vérité qu’il a établie, j’ai posé la vérité suivante qui la tient en quelque manière en échec, à savoir que nous ne sommes pas seulement le sujet qui connaît, mais que nous