Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
98
le monde comme volonté et comme représentation

augmentent en facilité, en rapidité et en souplesse ; le point de départ de toute l’activité étant fortement concentré, il se produit ce phénomène que Lichtenberg louait chez Garrick : il disait de lui « qu’il était présent tout entier dans les muscles de son corps ». C’est pourquoi la lourdeur de la démarche physique est le signe de la lourdeur dans l’évolution des pensées ; tout aussi bien que la mollesse des traits et l’hébétude du regard, elle est considérée, chez les individus ainsi que chez les nations, comme un indice du manque d’esprit. Il arrive aussi, et c’est un autre symptôme de la relation physiologique dont nous venons de parler, que beaucoup de gens sont obligés de s’arrêter, dès que leur conversation avec celui qui les accompagne devient assez sérieuse et exige un certain enchaînement des idées ; c’est que leur cerveau, dès qu’il est obligé de coordonner quelques couples de pensées, ne conserve plus la force nécessaire pour tenir les jambes en mouvement par le moyen des nerfs moteurs : tant toutes leurs facultés leur ont été mesurées étroitement.

De toute cette considération objective de l’intellect et de son origine, il ressort qu’il est destiné à concevoir les fins sur la réalisation desquelles repose la vie individuelle et la propagation de cette vie, et nullement à nous représenter l’essence existant en soi et indépendamment du sujet connaissant des choses et du monde. Sensible à la lumière, la plante dirige sa tige en croissant vers les rayons lumineux ; ce qu’est pour la plante cette sensibilité, la connaissance l’est, quant à l’espèce, pour l’animal et même pour l’homme, quoique pourtant, quant au degré, elle se développe dans la proportion demandée par les besoins de chacun de ces êtres. Chez tous ces êtres la perception demeure une pure intuition de leur rapport avec les autres choses et n’est nullement destinée à représenter jamais dans la conscience du sujet connaissant l’essence propre et absolument réelle de ces choses. Loin de là l’intellect, issu de la volonté, n’est en cette qualité destiné qu’à la servir, c’est-à-dire à concevoir des motifs : toute son organisation vise à ce but et sa tendance est ainsi absolument pratique. Il en est de même si nous considérons comme morale la signification métaphysique de la vie ; car en ce sens encore nous ne trouvons l’homme pourvu de connaissance que pour le besoin de sa conduite. Une telle faculté de connaissance, exclusivement réservée à des fins pratiques, ne pourra jamais, par sa nature, concevoir que les relations réciproques des choses, et non pas leur essence propre, telle qu’elle existe en soi. Or, tenir l’ensemble de ces relations pour l’essence réelle et absolue du monde en soi, et dans les façons et les modes dont elles se représentent nécessairement d’après les lois préformées dans le cerveau, voir les lois éternelles de l’existence de