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la matière

qui ne peut jamais par suite devenir le principe d’explication dernière des choses ni le point de départ de la philosophie. Celle-ci en effet demande nécessairement pour point de départ un principe absolument immédiat ; or on ne trouve évidemment quelque chose de tel que dans les données de la conscience, dans la partie intime et subjective de notre être. Aussi est-ce un mérite éminent de Descartes d’avoir le premier donné la conscience propre pour point de départ à la philosophie. Après lui les vrais philosophes, Locke, Berkeley et Kant entre autres, ont, chacun à leur manière, marché plus loin dans la même voie, et leurs recherches m’ont conduit à remarquer dans la conscience intime deux données (data) très différentes de la connaissance immédiate, au lieu d’une seule ; l’emploi combiné de ces deux facteurs, la représentation et la volonté, permet de pousser plus loin encore en philosophie, de même qu’en algèbre la connaissance de deux grandeurs données au lieu d’une seule fournit le moyen de poursuivre plus loin l’étude d’une question.

D’après ce qui précède, l’erreur inévitable du matérialisme consiste d’abord à partir d’une pétition de principe, ou même, à regarder les choses de plus près, d’un πρωτον ψευδος. Il commence en effet par poser que la matière est une chose donnée absolument et sans conditions, c’est-à-dire indépendante, dans son existence, de la connaissance du sujet, c’est-à-dire, enfin, proprement une chose en soi. Il attribue à la matière (et en même temps à ses déterminations préalables, le temps et l’espace), une existence absolue, c’est-à-dire indépendante du sujet qui perçoit : c’est là son erreur fondamentale. Il doit, en outre, pour procéder loyalement, voir dans les qualités inhérentes à la matière une fois donnée, c’est-à-dire aux substances, dans les forces naturelles qui s’y manifestent, et aussi enfin dans la force vitale, d’impénétrables qualitates occultæ ; il doit les laisser inexpliquées et se borner à les prendre pour point de départ, à l’exemple de la physique et de la physiologie, qui ne prétendent nullement fournir l’interprétation dernière des choses. Mais, pour se dérober à cette nécessité, le matérialisme, tel du moins qu’il s’est montré jusqu’ici, a recours à la déloyauté : il nie toutes les forces primitives, en feignant, en apparence, de les ramener toutes, y compris même à la fin la force vitale, à l’activité purement mécanique de la matière, c’est-à-dire aux phénomènes d’impénétrabilité, de forme, de cohésion, d’impulsion, d’inertie, de pesanteur, etc., propriétés, à vrai dire, les moins inexplicables de toutes, puisqu’elles reposent en partie sur ce qui est certain a priori, c’est-à-dire sur les formes de notre intellect propre, principe de toute intelligibilité. Mais le matérialisme ne connaît rien de l’intellect, en tant que condition de tout objet et par suite de l’ensemble des phénomènes. Son dessein est de ramener tout le qualitatif au simple