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le monde comme volonté et comme représentation

volonté aux faits naturels expliqués jusqu’ici par la simple nécessité ou de trouver accordée à l’action des motifs la même nécessité rigoureuse qu’à la causalité mécanique. Je me suis borné à intervertir les places : la liberté a été transporté dans l’esse et la nécessité a été limitée à l’operari.

Bref, le déterminisme est solidement établi : en vain depuis quinze siècles déjà s’efforce-t-on de l’ébranler, sous l’influence de certaines chimères bien connues, qu’on ne peut pas encore nommer de leur vrai nom. Mais cette théorie fait du monde un jeu de marionnettes, tirées par des fils, les motifs, sans qu’on puisse seulement découvrir de qui il doit faire l’amusement : la pièce a-t-elle un plan, c’est le fatum ; n’en a-t-elle pas, c’est l’aveugle nécessité qui la dirige. — Il n’est qu’un moyen pour se sauver de cette absurdité : c’est d’admettre que l’essence et l’existence de toutes choses est la manifestation d’une volonté réellement libre, qui se reconnaît justement là elle-même ; car, pour son activité, il est impossible de la soustraire à la nécessité. Pour mettre la liberté à l’abri du destin ou du hasard, il fallait la faire passer de l’action dans l’existence.

De même que la nécessité n’appartient qu’au phénomène, et non à la chose en soi, c’est-à-dire à l’essence véritable du monde, de même aussi la multiplicité. J’ai déjà assez longuement exposé cette idée au § 25 du premier volume. Je n’ai ici qu’à ajouter quelques considérations, destinées à confirmer et à éclaircir cette vérité.

Tout homme ne connaît directement qu’une seule chose, sa propre volonté dans la conscience intime. Tout le reste, il ne le connaît que médiatement, et il en juge d’après cette donnée première et par une analogie qu’il pousse plus ou moins loin, selon sa puissance de réflexion. C’est là même, en dernière analyse, une conséquence de ce qu’il n’existe, à vrai dire, qu’une seule chose : l’illusion de la pluralité (Maïa) issue des formes de la compréhension objective, externe, ne pouvait pas pénétrer jusque dans la conscience intérieure et simple ; aussi celle-ci ne trouve-t-elle jamais devant soi qu’un seul être.

Contemplons dans les œuvres de la nature cette perfection qu’on n’admire jamais assez, cette perfection qui se poursuit jusque dans les derniers et les moindres organismes, par exemple les organes de fécondation des plantes, ou la structure intime des insectes, et cela avec un soin aussi extrême, un zèle aussi infatigable que si l’être en question était l’œuvre unique de la nature, l’œuvre à laquelle elle aurait pu consacrer tout son art et tout son pouvoir. Cependant nous en trouvons la répétition à l’infini, dans chacun des innombrables représentants de chaque espèce, sans que le soin et la perfection soient en rien moindres chez celui dont le séjour est le coin du monde le plus solitaire et le plus délaissé. Suivons maintenant