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le monde comme volonté et comme représentation

pour éviter même de loin de se rencontrer avec cette froide superstition, comme Pückler appelle si justement leur religion, et de se heurter aux arguments qui ont cours pour la défendre.

Quant aux trois grands hommes nommés plus haut, on peut leur pardonner, vu son origine, leur répugnance pour la téléologie, puisqu’ils vivaient bien avant l’éclosion de la philosophie kantienne ; Voltaire lui-même tenait encore pour irréfragable la preuve physico-théologique. Je veux cependant pénétrer un peu plus loin dans chacun d’eux. Tout d’abord la polémique de Lucrèce (IV, 824-838) contre la téléologie est si lourde et si grossière, qu’elle se réfute d’elle-même et démontre la thèse opposée. — Pour ce qui est de Bacon (De augm. scient., III, 4), il n’établit tout d’abord, par rapport à l’usage des causes finales, aucune différence entre la nature organique et inorganique, distinction pourtant essentielle au sujet, et, dans les exemples qu’il allègue, il les confond l’une avec l’autre. Il rejette ensuite les causes finales de la physique dans la métaphysique ; or, pour lui, comme encore pour beaucoup de nos contemporains, la métaphysique est identique à la théologie spéculative. Il tient donc les causes finales pour inséparables de cette dernière et va même si loin en ce sens qu’il fait à Aristote le reproche (ce dont nous lui ferons tout à l’heure un éloge spécial) d’avoir largement usé des causes finales, et Aristote cependant s’est gardé de les rattacher à la théologie spéculative. — Spinoza enfin (Eth., I, prop. 36, appendix) montre au grand jour qu’il identifie la téléologie avec la physico-théologie contre laquelle il décharge toute son amertume ; et cela à tel point que le principe : naturam nihil frustra agere, il le commente ainsi : « hoc est, quod in usum hominum non sit » ; de même « omnia naturalia tanquam ad suum utile media considerant, et credunt aliquem alium esse, qui ilia media paraverit » ; de même encore : « hinc statuerunt, deos omnia in usum hominum fecisse et dirigere ». Là-dessus il bâtit alors sa proposition : « naturam finem nullum sibi præfixum habere et omnes causas finales nihil, nisi humana esse figmenta. ». Il n’avait d’autre souci que de barrer la route au théisme, et il avait très justement reconnu que l’arme la plus redoutable en était la preuve physico-théologique. Il était réservé à Kant d’en trouver la pleine réfutation, comme à moi-même de fournir l’interprétation exacte des faits sur lesquels elle se fonde ; et par là j’ai satisfait à la maxime : est enim verum index sui et falsi. Mais Spinoza n’a su se tirer d’affaire que par un trait désespéré, par la négation de la téléologie elle-même, c’est-à-dire de la finalité dans les œuvres de la nature, assertion dont la monstruosité saute aux yeux de quiconque a appris à connaître d’un peu plus près la nature organique. Cette étroitesse de vue de