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caractère du vouloir-vivre

noza et se croient ainsi justifiés. Mais Spinoza avait des raisons toutes spéciales de donner ce nom à sa substance unique ; il devait au moins sauver le mot, sinon la chose. Le souvenir était tout frais encore des bûchers de Giordano Bruno et de Vanini, victimes immolées à un Dieu en l’honneur duquel, sans comparaison aucune, avait coulé le sang de plus d’hommes que sur les autels de tous les dieux païens des deux hémisphères réunis. Quand donc Spinoza appelle le monde Dieu, c’est exactement, et rien de plus, comme Rousseau qui, dans le Contrat social, ne manque jamais de nommer le peuple « le souverain ». C’est encore la même manière de procéder que celle de ce prince qui, désireux d’abolir la noblesse dans ses États, imagina, pour ne dépouiller personne de son bien, d’anoblir d’un seul coup tous ses sujets. À la vérité, nos savants d’aujourd’hui ont un autre argument en faveur du terme qu’ils emploient ; mais il n’est en rien plus convaincant que les autres. Dans leurs spéculations philosophiques, ils partent tous, en effet, non pas du monde ou de la conscience que nous en avons, mais de Dieu, comme d’un principe donné et connu ; Dieu n’est pas leur quœsitum, mais leur datum. S’ils étaient des enfants, je leur montrerais que c’est faire là une pétition de principe, mais ils le savent aussi bien que moi. Seulement, depuis que Kant a démontré l’impuissance de l’ancien et honnête dogmatisme qui voulait aller du monde à Dieu et n’y aboutit pas, ces messieurs se figurent avoir découvert une adroite issue et faire preuve d’une grande finesse. Que le lecteur des temps futurs me pardonne de l’avoir entretenu de gens qu’il ne connaît pas.

Tout regard jeté sur ce monde, dont l’explication est la tâche du philosophe, nous atteste et nous confirme que la volonté de vivre, loin d’être une personnification arbitraire, ou même un mot vide de sens, est au contraire la seule expression véritable de l’essence intime de ce monde. Tout se presse et se pousse vers l’existence, autant que possible vers l’existence organique, c’est-à-dire vers la vie, pour en atteindre ensuite l’échelon le plus élevé : la nature animale nous témoigne donc manifestement que le vouloir-vivre est la note fondamentale de son être, sa seule propriété immuable et absolue. Contemplons cette ardeur de vie universelle, voyons l’empressement infini, cette facilité, cette exubérance avec laquelle, en tout lieu et à toute heure, le vouloir-vivre fait violemment effort vers l’existence, emprunte des formes innombrables, use des fécondations et des germes, et à leur défaut de la generatio œquivoca, sans perdre une seule occasion de tirer à soi avidement la moindre substance capable de vivre. Considérons ensuite ces inquiétudes horribles, ces révoltes sauvages de sa part, lorsqu’il doit, en quelqu’un de ses phénomènes isolés, se séparer de l’existence, là surtout où