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caractère du vouloir-vivre

monde extérieur. C’est lui qui retient les individus attachés à cette scène, et qui est le primum mobile de leurs évolutions ; les objets extérieurs au contraire, les motifs n’en déterminent que la direction spéciale dans un cas isolé : sinon la cause serait loin de répondre à l’effet. Car ainsi que toute manifestation d’une force naturelle a une cause, sans que la force naturelle en ait elle-même ; ainsi tout acte volontaire isolé suppose un motif, mais la volonté en général n’en a pas : bien plus, au fond ces deux cas n’en font qu’un seul et même. Partout la volonté, principe métaphysique, est la borne de tout examen, la limite que l’expérience n’a jamais franchie. Ce caractère primitif et inconditionnel de la volonté est l’explication de l’attachement démesuré de l’homme à une existence pleine de misère, de tourment, de douleur, d’angoisse ou encore d’ennui, qui, envisagée sous son aspect purement objectif, devrait lui inspirer une profonde horreur ; nous y trouvons encore la raison de ses craintes excessives à l’approche d’un terme qui est pourtant la seule chose dont il soit sûr[1]. — Aussi voyons-nous souvent un être misérable, déformé et courbé par l’âge, les privations et la maladie, implorer du fond du cœur notre aide pour prolonger une existence dont la fin devrait paraître digne des souhaits les plus ardents, si nous étions en cela déterminés par un jugement objectif. Mais au lieu de la raison, c’est ici la volonté qui agit, en tant qu’instinct de vivre, désir de vivre, courage de vivre : c’est la même force qui fait croître la plante. Ce courage de vivre peut se comparer à une corde qui serait tendue sur le théâtre de marionnettes constitué par le monde des hommes : les poupées y seraient attachées au moyen de fils invisibles, et ne seraient portées qu’en apparence par le plancher situé sous elles (la valeur objective de la vie). Si un jour la corde faiblit, le mannequin s’affaisse ; si elle se rompt, il doit tomber puisque le plancher ne le soutenait qu’en apparence ; c’est que la détente du plaisir de vivre engendre l’hypocondrie, le spleen, la mélancolie, et l’épuisement complet de ce plaisir provoque le penchant au suicide, auquel l’homme se porte alors pour la raison la plus futile, souvent même pour un motif imaginaire, poussé à se chercher querelle à lui-même pour se tuer, comme d’autres cherchent querelle à un tiers dans un semblable dessein ; bien plus, au besoin il sera entraîné même sans motif particulier au suicide. (Cf., pour preuves à l’appui, Esquirol, Des maladies mentales, 1838.) Et l’agitation, le mouvement qui remplissent la vie s’expliquent comme la patience qui nous la fait supporter. Cette activité fiévreuse n’est pas le résultat d’un libre choix ; mais tandis que chacun serait

  1. Cf. Augustini De civitate Dei, liv, XI, ch. xxvii, comme intéressant commentaire de ce qui vient d’être dit ici.