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du pur sujet de la connaissance

doivent être certains phénomènes psychologiques intérieurs, qui purifient et élèvent l’activité cérébrale au degré nécessaire pour provoquer ce flux soudain d’intelligence. La condition extérieure est que nous soyons entièrement étrangers à la scène contemplée, que nous en demeurions complètement détachés, et que nous n’y soyons nullement impliqués pour une part active.

Pour nous convaincre qu’une conception purement objective et par là exacte des choses n’est possible que si nous les considérons sans aucun intérêt personnel, c’est-à-dire dans un complet silence de la volonté, représentons-nous combien la moindre émotion ou la moindre passion trouble et altère la connaissance, combien même tout penchant favorable ou contraire suffit à dénaturer, à colorer, à défigurer, non pas le seul jugement, mais encore et déjà la perception primitive des choses. Rappelons-nous quelles teintes sereines, quel aspect riant le monde entier revêt à nos yeux, quand un heureux résultat nous a satisfaits ; sous quel air triste et sombre il nous apparaît au contraire, lorsque le chagrin nous abat. Un objet même inanimé, destiné à être l’instrument d’une opération que nous redoutons, semble prendre alors une physionomie hideuse, par exemple l’échafaud, la forteresse où on nous transporte, la trousse du chirurgien, la voiture qui emmène loin de nous la femme aimée, etc. ; bien plus, de simples chiffres, des lettres, un cachet semblent nous narguer d’un ricanement horrible et produire sur nous l’effet de monstres affreux. En revanche, les instruments qui servent à l’accomplissement de nos désirs prennent aussitôt un air aimable et bienveillant : par exemple la vieille bossue qui nous apporte une lettre d’amour, le juif qui nous compte des louis d’or, l’échelle de corde qui va aider à notre évasion, etc. Dans ces cas d’aversion ou d’inclination bien marquée, on ne peut méconnaître que la représentation soit faussée par la volonté ; elle l’est encore, à un degré moindre, dans tout objet qui présente un rapport même éloigné avec notre volonté, c’est-à-dire avec notre penchant ou notre répugnance. C’est seulement une fois que la volonté, avec tout ce qui l’intéresse, a quitté la conscience et que l’intellect suit librement ses propres lois ; lorsque, devenu pur sujet de la connaissance, il reflète le monde objectif, arrivé de son propre mouvement et sans le stimulant d’aucune volonté à un état de tension et d’activité extrêmes ; c’est alors seulement que la couleur et la forme des choses ressortent à nos yeux dans leur véritable et pleine signification ; seule, une telle conception peut donner naissance à de vraies œuvres d’art, dont la valeur durable et le succès toujours renouvelé tiennent à ce que seules elles représentent l’objectivité pure, le fondement invariable et commun des diverses intuitions subjectives et par là faussées, le thème commun qui perce à travers toutes ces variations