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le monde comme volonté et comme représentation

naturelles, qui n’ont toujours pour objet propre que les rapports mutuels des choses.

Retenons ici ce qui a été exposé en détail dans le précédent chapitre, à savoir que la condition de la conception des idées, c’est, pour l’individu connaissant, l’état de pur sujet de la connaissance, c’est-à-dire la disparition complète de la volonté du milieu de la conscience. — Si nous prenons tant de plaisir à mainte poésie de Gœthe qui nous met sous les yeux un paysage, ou à certains tableaux de la nature de Jean-Paul, c’est que nous partageons alors l’objectivité de ces esprits, c’est-à-dire la netteté avec laquelle chez eux le monde comme représentation s’est isolé et, pour ainsi dire, entièrement détaché du monde comme volonté. — De ce que le mode de connaissance du génie est essentiellement purifié de tout vouloir et de toute relation avec le vouloir, il suit aussi que ses œuvres ne résultent pas de l’intention ou du caprice, mais qu’il y est conduit par une nécessité instinctive. — Ce qu’on appelle l’éveil du génie, l’heure de la consécration, le moment de l’inspiration, n’est autre chose que l’affranchissement de l’intellect, qui, déchargé pour un instant du service de la volonté, au lieu de se détendre, de se plonger dans l’inaction, se met de lui-même, pendant ce court espace de temps, à travailler seul et libre. Il est alors de la plus grande pureté et devient le clair miroir du monde, car, entièrement détaché de son principe premier, la volonté, il n’est plus maintenant que le monde même de la représentation concentré dans une seule et même conscience. C’est en de tels moments que se crée comme l’âme des œuvres immortelles. Au contraire, dans toute réflexion intentionnelle, l’intellect n’est pas indépendant, puisque c’est la volonté qui le dirige et lui prescrit son thème.

Le cachet de trivialité, l’expression de vulgarité empreinte sur la plupart des visages, tient à ce qu’on y voit marquée la rigoureuse subordination de la connaissance à la volonté, la connexion étroite qui les rattache, et l’impossibilité qui en résulte de concevoir les choses autrement que dans leur rapport à la volonté et à ses fins. Au contraire, l’expression du génie, qui constitue chez tous les hommes bien doués une frappante ressemblance de famille, vient de ce qu’on lit clairement sur leur physionomie l’affranchissement, l’émancipation de l’intellect du service de la volonté, la prédominance de la connaissance sur le vouloir ; et comme toute douleur dérive du vouloir, comme la connaissance au contraire est en soi exemple de souffrance et sereine, voilà ce qui donne à leurs fronts élevés, à leurs regards clairs et pénétrants, détachés du service de la volonté et de ses misères, cette teinte de sérénité supérieure, supra-terrestre en quelque sorte, qui perce de temps à autre sur leur figure, et s’unit si bien à la mélancolie des autres traits