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du génie

objective, et il ne peut faire autrement, puisque c’est là qu’il place le sérieux. Les autres agissent en sens inverse : aussi sont-ils petits, tandis que le premier est grand. Son œuvre à lui est pour tous les temps, quoique plus d’une fois la postérité soit la première à en reconnaître seulement la valeur ; les autres vivent et meurent avec leur temps. En général n’est grand que celui dont l’activité, soit pratique soit théorique, n’est pas la recherche d’un intérêt personnel, mais uniquement la poursuite d’une fin objective : et alors il reste grand encore quand dans l’application cette fin serait une méprise et quand même un crime en devrait résulter. Ne pas songer à sa personne ni à son intérêt, voilà toujours et partout ce qui le fait grand. Petite au contraire est toute activité dirigée vers des fins personnelles ; car celui qu’une pareille vue met en mouvement ne se reconnaît et ne se retrouve soi-même que dans sa propre personne, dans cet individu d’une petitesse imperceptible. Le grand homme, au contraire, se reconnaît en toutes choses, et par suite dans l’ensemble ; il ne vit pas, comme l’autre, uniquement dans le microcosme, mais plus encore dans le macrocosme. Aussi est-ce l’ensemble qui lui tient à cœur ; il cherche à le saisir pour le reproduire, pour l’expliquer ou pour exercer sur lui une action pratique. Car ce n’est pas là pour lui chose étrangère ; il sent que tout cela le concerne. C’est à cause de cette extension de sa sphère qu’on le nomme grand. Aussi ce noble attribut ne convient-il qu’au vrai héros, en quelque sens que ce soit, et au génie : il énonce que ces individus, contrairement à la nature humaine, n’ont pas cherché leur bien propre, qu’ils ont vécu non pour eux-mêmes, mais pour l’humanité entière. — S’il est évident que la plupart des hommes doivent être petits et ne peuvent jamais devenir grands, l’inverse, à savoir qu’un individu ne cesse jamais, à aucun instant, d’être grand et absolument grand, n’est pas plus possible :

« Car l’homme est fait de substance commune, et c’est l’habitude qu’il appelle sa nourrice. » (Schiller, Mort de Wallenstein, I, 4.)

Le grand homme, en effet, doit pourtant n’être en plus d’une occasion qu’un individu, ne voir que soi, c’est-à-dire être petit. De là cette observation très juste qu’un héros cesse d’être héros pour son valet de chambre ; ce qui ne signifie pas que le valet de chambre soit incapable d’apprécier le héros, comme Goethe en suggère l’idée à Ottilie dans les Affinités électives (vol. II, chap. V).

Le génie est à lui-même sa propre récompense ; car ce que chacun est de meilleur, il doit nécessairement l’être pour soi-même. « Qui est né avec un talent, et pour un talent, y trouve la plus belle partie de son existence. » a dit Gœthe. Quand notre regard se porte sur un des grands hommes des temps passés, nous ne pensons