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de la folie

motif extérieur nécessaire ; sauf au plus haut degré, où il n’y a plus besoin de cause extérieure. Aussi aucun malheur n’est-il assez grand pour pousser un homme au suicide, ni assez petit pour n’y avoir pas déjà conduit. J’ai montré la folie d’origine psychique, telle qu’un grand malheur par exemple peut, selon toute apparence du moins, la provoquer chez un homme bien portant. Chez l’homme qui y est physiquement disposé, la moindre contrariété suffira à lui donner naissance : je me rappelle par exemple avoir vu dans une maison d’aliénés un ancien soldat qui était devenu fou pour s’être entendu dire il (Er) au lieu de tu par son officier. La disposition physique est-elle bien marquée, il n’y a besoin d’aucune cause extérieure dès qu’elle a mûri. La folie due à des causes purement physiques peut aussi, à la suite du bouleversement violent dans le cours des pensées d’où elle est sortie, amener une sorte de paralysie ou une autre dépravation de quelque partie du cerveau, destinée à durer, à moins de remède immédiat ; aussi la folie n’est-elle guérissable qu’à son début, plus tard elle devient incurable.

Y a-t-il une mania sine delirio, une fureur sans folie ? Pinel le prétendait, Esquirol l’a contesté, et depuis on a longuement discuté le pour et le contre. La question ne peut être résolue que par l’expérience. Mais si un pareil état se produit réellement, la cause en est, du côté de la volonté, dans un affranchissement entier et périodique de l’empire et de la direction de l’intellect et par là des motifs : la volonté alors apparaît comme force naturelle aveugle, impétueuse, destructive, et se manifeste par la rage d’anéantir tout ce qu’elle rencontre sur son chemin. La volonté ainsi déchaînée ressemble alors au fleuve qui a rompu ses digues, au cheval qui a désarçonné son cavalier, à la montre dont on a enlevé les vis modératrices. Cependant, c’est la raison seule, c’est-à-dire la connaissance réfléchie qui se trouve frappée de suspension, mais non la connaissance intuitive ; sinon la volonté serait privée de toute direction et l’homme devrait demeurer immobile. Le forcené perçoit, au contraire, les objets, puisqu’il se précipite sur eux ; il a aussi la conscience de sa conduite actuelle et il en garde dans la suite le souvenir. Mais il est dépourvu de réflexion, et, n’ayant plus la raison pour le guider ; il devient totalement incapable de méditer sur toute chose absente, passée et future, ou d’en tenir compte. L’accès une fois terminé, la raison reprend son empire et elle fonctionne régulièrement, car son activité propre n’est ni altérée ni bouleversée : c’est seulement la volonté qui a trouvé moyen de se soustraire entièrement à sa domination pour un moment.