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de l’essence intime de l’art

losophie. En attendant, nous voyons ici sur quoi repose la parenté de la philosophie et des beaux-arts, et nous pouvons en inférer jusqu’à quel point les deux aptitudes se rejoignent à leur racine, si éloignées qu’elles soient par la suite dans leur direction et leurs éléments secondaires.

Toute œuvre d’art tend donc, à vrai dire, à nous montrer la vie et les choses telles qu’elles sont dans leur réalité, mais telles aussi que chacun ne peut les saisir immédiatement à travers le voile des accidents objectifs et subjectifs. C’est ce voile que l’art déchire.

Les œuvres de la poésie, de la sculpture et des arts plastiques en général, contiennent, chacun le sait, des trésors de profonde sagesse ; c’est qu’en elles justement parle la sagesse de la nature même des choses, dont elles ne font que traduire les arrêts sous une forme plus précise et plus pure. Mais aussi faut-il sans doute que tout lecteur d’un poème, ou tout spectateur qui contemple une œuvre d’art, contribue par ses propres ressources à mettre au jour cette sagesse : il ne peut donc jamais la saisir que dans la mesure de ses capacités et de son instruction, de même que la sonde du navigateur ne descend dans la mer qu’aussi bas que sa longueur le lui permet. On doit se placer en face d’un tableau comme en face d’un prince, attendre qu’il veuille bien vous parler et vous dire ce qui lui plaira ; il ne faut, dans aucun des deux cas, prendre soi-même tout d’abord la parole, car on risquerait alors de n’entendre que sa propre voix. — Il résulte de tout ce qui précède que les œuvres des arts plastiques contiennent à la vérité toute sagesse, mais seulement à l’état virtuel ou implicite ; la philosophie a pour tâche de nous en donner la forme actuelle et explicite, et en ce sens elle est aux arts ce que le vin est à la vigne. Ce qu’elle s’engage à fournir est en quelque sorte un gain déjà réalisé et net, un bien ferme et durable ; le profit qui résulte des créations et des travaux de l’art est au contraire une acquisition qu’il faut chaque fois renouveler. Mais en retour elle impose à celui qui doit goûter les œuvres philosophiques, non moins qu’à celui qui veut les produire, des conditions rebutantes et difficiles à remplir. Aussi son public demeure-t-il restreint, tandis que celui de l’art est nombreux.

Ce concours du spectateur, nécessaire à la jouissance esthétique repose en partie sur ce fait que toute œuvre d’art a besoin pour agir de l’intermédiaire de l’imagination, qu’elle doit par suite stimuler, sans jamais la négliger ni la laisser inactive. C’est une condition de l’impression esthétique, et par là une loi fondamentale de tous les beaux-arts. Il en résulte que l’œuvre d’art ne doit pas tout livrer directement aux sens, mais juste ce qu’il faut pour mettre l’imagination en bonne voie, l’imagination doit toujours avoir quelque chose à ajouter, c’est elle qui doit même dire le