Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/237

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
234
le monde comme volonté et comme représentation

plus de clarté, qu’on s’imagine, sur la scène, une pantomime où, dans une scène donnée, quelque circonstance pressante forcerait l’un des personnages à crier : si le danseur chargé du rôle s’avisait d’exprimer le cri en restant quelques moments bouche béante, les éclats de rire de la salle entière témoigneraient du mauvais goût de l’idée. — Puisque, pour des raisons fondées sur la nature non de l’objet à figurer, mais de l’art lui-même, l’artiste devait s’abstenir de faire crier Laocoon, il avait aussi l’obligation de justifier ce silence, pour nous rendre plausible cette circonstance qu’un homme restât muet dans une telle situation. Il s’est acquitté de ce devoir, en représentant la morsure du serpent non pas comme déjà accomplie ni comme imminente, mais au moment même où elle se produit, et cela au flanc de Laocoon : la partie inférieure se trouve ainsi comprimée et l’émission du cri rendue impossible. Gœthe a très justement reconnu cette raison immédiate, mais seulement accessoire et secondaire, et il l’a exposée à la fin du neuvième livre de son Autobiographie, ainsi que dans sa dissertation sur le Laocoon dans le premier cahier des Propylées ; mais la raison plus éloignée, la raison première, et qui détermine celle-là, c’est celle que j’ai donnée. Je ne puis pas m’empêcher de remarquer que je me trouve ici encore dans la même condition, par rapport à Goethe, qu’au sujet de la théorie des couleurs. — Dans la collection du duc d’Aremberg, à Bruxelles, se trouve une tête antique de Laocoon, découverte plus tard. Or, dans le célèbre groupe, la tête n’est pas une restauration : la table spéciale des restaurations du groupe, dressée par Gœthe et placée par lui à la fin du premier volume des Propylées, le prouve, et ce témoignage est encore confirmé par l’extrême ressemblance des deux têtes. Nous devons donc admettre qu’il a encore existé une autre répétition antique du groupe, à laquelle appartiendrait la tête de la collection d’Aremberg. Cette dernière tête surpasse, à mon sens, celle du groupe tant en beauté qu’en expression : la bouche y est beaucoup plus ouverte, mais sans aller pourtant jusqu’au cri proprement dit.