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le monde comme volonté et comme représentation

il n’y consentira qu’à la condition qu’ils cachent leurs qualités, qu’ils les désavouent entièrement, qu’ils les abjurent. Voilà le principe des panégyriques si fréquents de la modestie. Et quand ces prôneurs ont l’occasion d’étouffer le mérite dans son germe ou de l’empêcher du moins de se montrer, d’être connu, qui peut douter qu’ils ne le fassent ? C’est là la simple mise en pratique de leur théorie.

Quoique le poète, comme tout artiste, nous présente toujours le particulier, l’individuel, ce qu’il a reconnu et ce qu’il veut nous faire reconnaître à son tour n’est pas moins toujours l’idée platonicienne, le genre tout entier : c’est donc en quelque sorte le type des caractères humains et des situations humaines qui est empreint sur ses tableaux. Le poète narratif ou dramatique extrait de la vie l’individu particulier et nous le dépeint dans son exacte personnalité, mais il nous révèle par là toute l’existence humaine, car, tout en ayant l’air de s’occuper du particulier, il ne songe en réalité qu’à ce qui existe de tout temps et en tout lieu. De là vient que les sentences, surtout celles des poètes dramatiques, même sans être des maximes générales, trouvent fréquemment leur application dans la vie réelle. — La poésie est à la philosophie ce que l’expérience est à la science empirique. L’expérience en effet nous met en rapport avec le phénomène dans le détail et procède par exemples ; la science en embrasse l’ensemble au moyen de concepts généraux. De même la poésie veut nous faire saisir les idées platoniciennes des êtres par le moyen du détail et par des exemples, tandis que la philosophie veut nous apprendre à y reconnaître, dans son ensemble et dans sa généralité, l’essence intime des choses, telle qu’elle s’y exprime. — On voit déjà par là que la poésie porte plutôt le caractère de la jeunesse, la philosophie celui de l’âge mur. En fait, le don poétique n’est véritablement dans sa fleur que pendant la jeunesse ; la sensibilité à la poésie va souvent même alors jusqu’à la passion ; le jeune homme prend plaisir aux vers pour eux-mêmes et se contente souvent à bon marché. Avec les années ce penchant décroît peu à peu, et dans la vieillesse on préfère la prose. Cette tendance poétique de la jeunesse corrompt facilement en elle le sens de la réalité, car la poésie en diffère parce qu’elle donne à la vie un cours à la fois intéressant et exempt de douleur ; dans la réalité au contraire, sans douleur il n’y a pas d’intérêt, et avec l’intérêt apparaît aussi la douleur. Le jeune homme, initié à la poésie plutôt qu’à la vie, demande alors à la réalité ce que la poésie peut seule lui donner ; telle est la source principale de ce malaise dont les jeunes gens d’une nature supérieure sont accablés.

Le mètre et la rime sont une entrave, mais aussi une enveloppe que revêt le poète et sous laquelle il lui est permis de parler comme