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le monde comme volonté et comme représentation

que la pensée exprimée dans le vers était déjà prédestinée, existait préformée dans la langue et que le poète n’aurait eu qu’à l’en extraire. Des idées même triviales reçoivent de la rime et du rythme une teinte d’importance et font figure sous cet ajustement, comme une jeune fille de physionomie d’ailleurs commune captive les regards par ses atours. Il n’est pas jusqu’à des pensées boiteuses et fausses qui n’acquièrent par la versification une apparence de vérité. Par contre, des passages célèbres de poètes célèbres perdent leur ampleur et leur éclat quand on les rend fidèlement en prose. Si le vrai est seul beau, et si la nudité est la parure favorite de la beauté, une pensée qui paraît grande et belle aura en prose plus de valeur réelle qu’une pensée de même effet exprimée en vers. — Que des moyens aussi insignifiants, aussi puérils même, semble-t-il, que le mètre et la rime, exercent une action si puissante, c’est un fait bien surprenant et digne de recherche. Voici comment je l’explique. La donnée immédiate recueillie par l’oreille, c’est-à-dire la simple consonance, acquiert par le rythme et la rime une certaine perfection, une importance propre, puisqu’elle en devient une sorte de musique : elle semble donc désormais exister pour elle-même, et non plus comme simple moyen, comme simple signe représentatif d’un objet, à savoir du sens des mots. Le vers paraît n’avoir plus d’autre but que de charmer l’oreille par sa sonorité et, en l’atteignant, avoir satisfait à toutes les exigences. Mais le sens qu’il contient encore en même temps, la pensée qu’il exprime se présente alors comme un surcroît inattendu, de même que les paroles dans la musique ; c’est un présent inespéré qui nous surprend agréablement et a d’autant moins de peine à nous contenter que nous n’élevions aucune prétention de ce genre ; et si, enfin, cette pensée est telle qu’en elle-même, c’est-à-dire exprimée en prose, elle posséderait une certaine valeur. Nous sommes alors transportés d’enthousiasme. J’ai conservé ce souvenir de mon enfance que pendant un certain temps je me suis complu à l’harmonie des vers bien avant de découvrir qu’ils renfermaient toujours un sens et une idée ; aussi y a-t-il, et cela sans doute dans toutes les langues, une poésie faite d’un cliquetis sonore, et dépourvue presque entièrement de sens. Le sinologue Davis, dans l’avant-propos à sa traduction du Laousang-urh, ou An heir in old age (le vieillard héritier ; Londres, 1817), remarque que les drames chinois se composent en partie de vers chantés, et il ajoute : « Le sens en est souvent obscur, et, au dire des Chinois eux-mêmes, le but principal de ces vers est de flatter l’oreille ; le sens y est donc négligé, et parfois même complètement sacrifié à l’harmonie. » Quel est celui qui, à ces mots, ne songe pas aux énigmes si difficiles à éclaircir des chœurs de mainte tragédie grecque ?