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le monde comme volonté et comme représentation

pendant des années entières, sans nous l’avouer, sans même en prendre clairement conscience ; c’est que l’intellect n’en doit rien savoir, c’est qu’une révélation nous semble dangereuse pour notre amour-propre, pour la bonne opinion que nous tenons à avoir de nous-mêmes ; mais quand ce souhait vient à se réaliser, notre propre joie nous apprend, non sans nous causer une certaine confusion, que nous appelions cet événement de tous nos vœux : tel est le cas de la mort d’un proche parent dont nous héritons.

Et quant à ce que nous craignons, nous ne le savons souvent pas, parce que nous n’avons pas le courage d’en prendre clairement conscience. Souvent même nous nous trompons entièrement sur le motif véritable de notre action ou de notre abstention, jusqu’à ce qu’un hasard nous dévoile le mystère. Nous apprenons alors que nous nous étions mépris sur le motif véritable, que nous n’osions pas nous l’avouer, parce qu’il ne répondait nullement à la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes. Ainsi, nous nous abstenons d’une certaine action, pour des raisons purement morales à notre avis ; mais après coup nous apprenons que la peur seule nous retenait, puisque, une fois tout danger disparu, nous commettons cette action. Dans certains cas cette ignorance va si loin que l’homme ne soupçonne même pas le motif véritable de son action ; il se croit incapable d’en subir l’impulsion, alors pourtant que ce motif est le seul réel. Tout ceci est en même temps une confirmation et une illustration de cette maxime de La Rochefoucauld « l’amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde » ; c’est un commentaire du γνωθι σαυθτον et de la difficulté de l’appliquer. Or si, comme le croient tous les philosophes, l’intellect était l’essence véritable de notre nature, si les résolutions volontaires n’étaient qu’un produit de la connaissance, c’est le motif apparent de notre action qui devrait décider de notre valeur morale, de même que nous considérons l’intention comme en étant le seul critérium, sans faire entrer le résultat en ligne de compte. Mais alors la distinction entre le motif apparent et le motif réel serait proprement impossible. Tous les cas énumérés ci-dessus, et un observateur attentif peut en surprendre d’autres en lui-même, nous montrent combien l’intellect est étranger à la volonté, au point d’être parfois mystifié par elle ; s’il lui fournit les motifs, il n’entre pas dans le laboratoire secret où se préparent les résolutions. Il est sans doute le confident de la volonté, mais un confident auquel on ne dit pas tout. Ce qui confirme encore cette manière de voir, c’est que souvent, et l’expérience de chacun lui pourra révéler ce fait, l’intellect n’a pas grande confiance en la volonté. Ainsi, quand nous avons pris quelque grande et audacieuse réso-