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de la mort

son individualité ne lui était pas assurée, tout est aussi bien que s’il la possédait, parce qu’il porte en lui-même une parfaite compensation à cette perte. — Et d’ailleurs ne pourrait-on faire encore entrer en ligne de compte la condition misérable, la valeur absolument nulle de l’individualité de la plupart des hommes ? En vérité, ils n’y perdent rien, et tout ce qui en eux peut avoir encore quelque valeur, c’est l’élément humain universel ; et à celui-ci on peut promettre une éternelle durée. Oui, l’immobilité finie et la limitation essentielle de toute individualité, en tant que telle, finiraient déjà d’elles-mêmes, en se poursuivant sans terme, par engendrer dans leur monotonie un si profond dégoût, qu’on préférerait retomber dans le néant, ne fût-ce que pour en être débarrassé ! Désirer l’immortalité de l’individualité, c’est, à vrai dire, vouloir perpétuer une erreur à l’infini ; car au fond chaque individualité n’est qu’une erreur particulière, un faux pas, une illusion qui ferait mieux de ne pas être, et d’où le but propre de cette existence est de nous ramener. Et ce qui confirme cette idée, c’est que la plupart des hommes et tous les hommes même sont, à vrai dire, ainsi faits, qu’ils ne sauraient être heureux, dans quelque monde qu’ils pussent être transportés. Tel monde en effet exclurait-il le besoin et la peine, les hommes deviendraient la proie de l’ennui, et autant l’ennui serait-il prévenu, autant ils retomberaient dans le besoin, les tourments et les souffrances. Pour placer l’homme dans un état bienheureux, il ne suffirait en aucune façon de le transporter dans un meilleur monde ; ce qui serait encore nécessaire, c’est la production en lui-même d’un changement radical qui le ferait ne plus être ce qu’il est, et devenir au contraire ce qu’il n’est pas. Mais pour cela il lui faut commencer par cesser d’être ce qu’il est : cette condition préalable est remplie par la mort, dont la nécessité morale se fait déjà comprendre à ce seul point de vue. Être transplanté dans un autre monde et transformer tout son être est au fond une seule et même chose. C’est là-dessus aussi que repose en dernière analyse cette dépendance de l’objectif à l’égard du subjectif, marquée par l’idéalisme de notre premier livre ; c’est là, par suite, le point d’attache de la philosophie transcendantale avec la morale. À ce compte, on ne trouvera moyen d’expliquer le réveil du songe de la vie que par la rupture simultanée de tout son tissu fondamental ; or ce tissu, c’est son organe même, l’intellect, avec ses formes, par lequel la trame du songe continuerait à se dérouler à l’infini, tant le songe est lié intimement et ne fait qu’un avec l’intellect même. Quant au sujet même qui fait le songe, il en diffère encore et seul il demeure. Par contre, la crainte de voir tout finir avec la mort est comparable à l’illusion de l’homme qui, dans un rêve, croirait à la seule existence des songes, et non à