Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/316

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illusion due au principium individuationis que son existence est bornée à celle de l’être qui meurt en ce moment : cette illusion fait partie du rêve accablant où il est plongé en tant que volonté de vivre. Mais on pourrait dire au mourant : « Tu cesses d’être quelque chose que tu aurais mieux fait de ne jamais être. »

Tant que ne survient aucune négation de cette volonté, la partie de nous-mêmes épargnée par la mort est le noyau, le germe d’une tout autre existence, où se retrouve un nouvel individu si frais, si primitif, que, frappé d’admiration, il se prend à méditer sur lui-même. De là le penchant des jeunes gens généreux à l’enthousiasme et à la rêverie, au temps même où cette conscience nouvelle vient d’atteindre son entier développement. Ce que le sommeil est pour l’individu, la mort l’est pour la volonté en tant que chose en soi. Elle ne se résignerait pas à poursuivre, toute une éternité durant, les mêmes tribulations et les mêmes souffrances sans un avantage véritable, si elle conservait le souvenir et l’individualité. Elle les dépouille ; c’est le Léthé, et, ravivée par le sommeil de la mort, pourvue d’un autre intellect, elle apparaît sous la forme d’un être nouveau, « un nouveau jour l’appelle vers de nouveaux rivages » !

En tant que volonté de vivre qui s’affirme, l’homme trouve dans l’espèce la racine de son existence. La mort est ainsi la perte d’une individualité et l’acquisition d’une individualité nouvelle ; c’est donc pour l’homme un changement d’individualité opéré sous la direction exclusive de sa propre volonté. Car c’est dans cette volonté seule que réside la force éternelle capable de produire son existence et son moi, mais incapable pourtant, vu la nature de ce moi, de le maintenir dans cette existence. La mort est en effet le démenti que l’essence (essentia) de chaque être reçoit dans ses prétentions à l’existence (existentia) ; c’est la mise au grand jour d’une contradiction renfermée dans toute existence individuelle :

Car tout être qui naît est digne de périr.

Cependant la même force, c’est-à-dire la volonté, domine un nombre infini d’existences semblables avec leur moi, toutes destinées à leur tour à être aussi vaines et aussi passagères. Or, puisque chaque moi a sa conscience séparée, par rapport à une telle conscience, un nombre infini de moi ne diffèrent pas d’un seul. De ce point de vue la signification des mots œvum, αιων, s’appliquant à la fois à la durée de la vie individuelle et à l’infinité du temps, ne paraît pas être un pur fait de hasard ; elle nous laisse entrevoir, quoique à travers un brouillard encore confus, l’identité dernière et absolue des deux choses ; et alors, quelle différence y a-t-il vraiment à ce que je n’existe que pendant la durée de ma vie, ou à ce que je vive un temps infini ?