Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/322

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un élément essentiel ; on peut la concevoir comme un châtiment de notre existence[1]. C’est la rupture douloureuse du nœud que la génération avait formé avec volupté, c’est la destruction violente, due à la pénétration d’une force externe, de l’erreur fondamentale de notre être : c’est la grande désillusion. Nous sommes au fond quelque chose qui ne devrait pas être ; aussi cessons-nous d’exister. Le propre de l’égoïsme consiste, pour l’homme, à borner toute réalité à sa propre personne en s’imaginant n’exister que dans cette seule personne et non dans les autres. La mort le désabuse, en supprimant cette personne : alors l’essence de l’homme, sa volonté, n’existera désormais que dans d’autres individus, son intellect, au contraire, lui-même jusque-là pur phénomène, c’est-à-dire partie intégrante du monde comme représentation, et simple forme du monde extérieur, continuera à subsister justement aussi dans l’être représentatif, c’est-à-dire dans l’être objectif des choses considéré comme tel, et ainsi dans la seule existence du monde extérieur d’auparavant. Tout son moi ne vit donc plus désormais que dans ce qu’il avait jusqu’ici regardé comme le non-moi, car toute différence cesse entre l’externe et l’interne. Nous nous rappelons ici que l’homme le meilleur est celui qui établit le moins de différence entre lui-même et les autres, qui ne les regarde pas comme le non-moi absolu, tandis que pour le méchant cette différence est grande et même absolue, — toutes choses que j’ai développées dans mon mémoire sur le Fondement de la morale. C’est d’après cette différence que se détermine, en vertu de ce qui précède, le degré auquel la mort peut être regardée comme l’anéantissement de l’homme. — Mais si nous partons de ce principe que la différence est toute extérieure à moi, qu’en moi elle n’existe que par l’espace, qu'elle ne repose que sur le phénomène, sans être fondée dans la chose en soi, qu’ainsi elle n’est pas absolument réelle, nous ne verrons plus alors dans la perte de l’individualité propre que la perte d’un phénomène, et par suite qu’une perte apparente. Quelque réalité que puisse avoir cette différence dans la conscience empirique, du point de vue métaphysique, les deux phrases : « Je péris, mais le monde demeure, » et « Le monde périt, mais je demeure, » ne sont pas au fond véritablement distinctes.

Et par-dessus tout la mort est la grande occasion de n’être plus le moi : heureux alors qui sait en profiter ! Pendant la vie la volonté de l’homme est sans liberté : sa conduite est toujours fondée sur son caractère invariable, attachée à la chaîne des motifs, régie par la nécessité. Or maintenant chacun porte en soi le souvenir de bien

  1. La mort dit : « Tu es le produit d’un acte qui aurait dû ne pas être ; aussi te faut-il mourir pour l’effacer. »