Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/351

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en désigne toujours les deux extrêmes sous les noms d’Αφροδιτη πανδημος et ουρανια, son essence n’en est pas moins partout la même. Une passion est d’un degré d’autant plus élevé qu’elle est plus individualisée, c’est-à-dire que l’individu aimé, par sa constitution et ses qualités, est plus exclusivement propre à satisfaire les désirs de l’être aimant et les besoins que lui crée se propre individualité. La suite nous fera voir plus clairement ce dont il s’agit ici. Le penchant amoureux se porte d’abord de préférence vers la santé, la force, la beauté, par conséquent vers la jeunesse : c’est que la volonté aspire avant tout à réaliser le caractère spécifique de la race humaine, comme la base de toute individualité ; l’amour banal, que l’on a sous les yeux tous les jours, Αφροδιτη πανδημος, n’a guère d’autres visées. A cela viennent ensuite s’ajouter des exigences plus spéciales, que nous examinerons plus tard en détail et qui, lorsqu’elles peuvent espérer se satisfaire, font grandir la passion. Celle-ci arrive au paroxysme quand la convenance réciproque des deux individualités est telle que la volonté, c’est-à-dire le caractère du père, et l’intellect de la mère mettent au jour par leur union cet individu même que le vouloir-vivre de l’espèce entière aspire à réaliser avec une véhémence proportionnée à sa grandeur et capable de combler la mesure d’un cœur mortel, sans que l’intelligence individuelle puisse en comprendre les motifs. Telle est donc l’essence de ce qui s’appelle proprement une grande passion. Plus sera parfaite cette convenance réciproque entre deux individus sous tous les rapports si divers que nous aurons à examiner plus loin, plus forte aussi sera leur passion mutuelle. Comme il n’existe pas deux êtres entièrement semblables, à tel homme déterminé ne peut convenir que telle femme, — toujours par rapport à l’enfant qui naîtra d’eux. L’amour vraiment passionné est aussi rare que le cas d’une pareille rencontre. Mais chacun de nous sent en lui la possibilité d’un tel amour : c’est pourquoi nous pouvons comprendre la peinture que nous en trouvons dans les œuvres poétiques. La passion amoureuse, dans son essence, a pour but la procréation de l’enfant avec ses qualités, et c’est de la qu’elle tire son origine : il peut donc exister entre deux jeunes gens bien élevés et de sexe différent un lien d’amitié commandé par la conformité de leurs sentiments, de leur caractère, de leur tournure d’esprit, sans qu’aucune pensée d’amour sexuel vienne s’y mêler : cette seule idée peut même exciter en eux une certaine répugnance. La raison en est qu’un enfant né d’eux serait d’une constitution physique ou intellectuelle sans harmonie, bref que son existence et sa nature ne répondraient plus aux fins du vouloir-vivre, tel qu’il se manifeste dans l’espèce. Dans le cas contraire, en dépit de l’hétérogénéité du sentiment, du caractère et de la tour-