Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/370

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La haine de la femme aimée, qui s’enflamme alors, va parfois assez loin pour déterminer l’homme à l’assassiner et à se tuer lui-même ensuite. Chaque année a continué de nous offrir quelques exemples de ce genre : on les trouvera dans les journaux. Aussi est-il bien juste le vers de Goethe :

Bei aller verschmahten Liebe ! beim hollischen Elemente !
Ich wolit’ich wüszt’was arger’s, dasz ich flüchen könnte[1]

Ce n’est vraiment pas une hyperbole dans la bouche d’un amant que le mot de cruauté appliqué à la froideur de la femme aimée et au plaisir de cette coquetterie qui se repaît de ses douleurs. Car il est placé sous l’empire d’une impulsion qui, analogue à l’instinct des insectes, le force, en dépit de tous les arguments de la raison, à poursuivre son but sans réserve, et à dédaigner tout le reste : il ne peut s’y soustraire. Il y a eu plus d’un Pétrarque, et non un seul, qui a dû toute sa vie durant, traîner comme une chaîne, comme un boulet au pied, le poids d’une passion inassouvie et exhaler ses soupirs dans des forêts solitaires ; mais le seul Pétrarque a possédé en même temps le don poétique, si bien qu’à lui s’applique le beau vers de Gœthe :

Und wenn der Mensch in seiner Quaal verstümmt,
Gab mir ein Gott, zu sagen, wie ich leide[2].

En fait, le génie de l’espèce est partout en guerre avec les génies protecteurs des individus ; il est leur persécuteur et leur ennemi, toujours prêt à détruire sans merci le bonheur personnel, pour assurer l’accomplissement de ses desseins ; oui, le bonheur de nations entières a été parfois sacrifié à ses caprices : Shakespeare nous en donne un exemple dans Henri VI, partie III, acte iii, sc.2 et 3. La raison en est que l’espèce, siège et racine de notre être visible, a sur nous un droit plus intime et plus immédiat que l’individu ; de là cette préférence donnée à ses intérêts. Le sentiment de cette vérité a fait personnifier aux anciens le génie de l’espèce dans Cupidon, dieu malin, cruel et par suite décrié, démon capricieux et despotique, et, malgré tout, maître des dieux et des hommes :

  Συ, δ’ω θεων τυραννε κ’ανθρωπων, Ερως !
[Tu, deorum hominumque tyranne, Amor ! ]

  1. « Par tout amour méprisé ! par l’élément infernal ! puisse-je connaître quelque chose de plus affreux encore pour en faire une imprécation ! ».
  2. « Et si la douleur ôte la parole à l’homme, un dieu m’a donné de dire combien je souffre. »