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le monde comme volonté et comme représentation

il lui soumet toutes sortes de propositions, après quoi elle s’arrête au choix le plus conforme à sa propre nature, choix qui s’opère nécessairement, car cette essence de la volonté que viennent solliciter les motifs est absolument immuable. Aussi une éthique qui prétendrait modeler et corriger la volonté est-elle impossible. Les doctrines, en effet, n’agissent que sur la connaissance ; mais celle-ci ne détermine jamais la volonté elle-même, c’est-à-dire le caractère fondamental du vouloir ; elle n’en détermine que l’application aux circonstances présentes. Le redressement de la connaissance modifie l’action en ce sens seulement qu’il précise les objets accessibles à la volonté et qu’il soumet à son choix et lui permet ainsi de mieux les juger ; la volonté, ainsi instruite, apprécie plus justement ses relations avec les choses, voit plus distinctement ce qu’elle veut, et dès lors est moins sujette à l’erreur dans son choix.

Mais l’intellect n’a aucun pouvoir sur le vouloir lui-même, sur la direction essentielle, sur la maxime fondamentale de la volonté. Estimer que la connaissance détermine réellement et radicalement la volonté, c’est croire que la lanterne qui éclaire le marcheur nocturne est le primum mobile de ses pas. Celui qui, instruit par l’expérience ou les avertissements d’autrui, reconnaît un défaut fondamental de son caractère, prend sans doute la ferme et honnête résolution de s’en corriger, de s’en débarrasser, et toutefois, à la première occasion, ce défaut se donnera librement carrière. Nouveaux remords, nouvelle résolution, nouvelle défaillance. Quand il aura passé plusieurs fois par ces alternatives, il finira par reconnaître qu’il ne peut pas se corriger, que le défaut en question a sa source dans son caractère, dans sa personnalité, qu’il ne fait qu’un avec eux. Il désapprouvera alors et condamnera sa nature et sa personnalité, il éprouvera un sentiment douloureux qui peut dégénérer en remords de conscience mais il ne changera rien à cette nature, à cette personnalité. Ici nous voyons se séparer nettement l’élément qui condamne et l’élément qui est condamné. Le premier est le pouvoir purement théorique de tracer et d’établir le système de vie louable et conséquemment désirable ; l’autre, pouvoir réel et immuable, se complaît à braver le premier et à s’écarter de la marche qu’il prescrit ; là-dessus le premier demeure seul avec ses plaintes impuissantes sur la nature de son rival, et cette affliction même l’identifie de nouveau à lui. La volonté, en cette occurrence, apparaît comme le plus fort, comme la faculté indomptable, immuable, primitive, essentielle, la seule qui importe, puisque l’intellect est réduit à en déplorer les fautes, sans trouver de consolation dans la justesse de la connaissance, sa propre fonction. Il joue en l’espèce le rôle d’un agent tout à fait secondaire, car d’une part il est le spectateur d’actions étrangères qu’il accom-