Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/394

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jamais de contenir un élément inexpliqué, semblable à un précipité insoluble, ou au reste que laisse toujours le rapport irrationnel de deux grandeurs. Si donc un homme ose jeter en avant cette question : « Pourquoi le néant n’est-il pas plutôt que ce monde ? » le monde ne se peut justifier de lui-même, il ne peut trouver en lui-même aucune raison, aucune cause finale de son existence, il ne peut démontrer qu’il existe en vue de lui-même, c’est-à-dire pour son propre avantage. — Dans ma théorie la véritable explication est que la source de son existence est formellement sans raison : elle consiste, en effet, dans un vouloir-vivre aveugle, qui, en tant que chose en soi, ne peut être soumis au principe de raison, forme exclusive des phénomènes et seul principe justificatif de toute question. Ce résultat est en parfaite harmonie avec la nature du monde, car seule une volonté aveugle pouvait se mettre elle-même dans la situation où nous nous voyons. Au contraire, une volonté capable de voir eût bien vite fait d’évaluer que l’affaire ne couvre pas ses frais, puisque des aspirations si violentes, puisque tant d’efforts et la tension de toutes nos forces, avec des succès, des angoisses et des misères perpétuelles, avec cette inévitable destruction qui attend toute vie individuelle, ne trouvent pas le moindre dédommagement dans cette existence éphémère, conquise au prix de tant de peines et qui se réduit à rien entre nos mains. Aussi toute explication du monde par le moyen du νους d’Anaxagore, c’est-à-dire au moyen d’une volonté éclairée par la connaissance, appelle-t-elle nécessairement pour excuse un optimisme, qu’elle expose et défend ensuite en dépit du témoignage criant d’un monde entier plein de douleur. On veut voir alors dans la vie un présent, tandis qu’il est manifeste que chacun aurait répondu : « Grand merci ! » s’il avait pu examiner et estimer le don à l’avance. C’est à peu près le cas de ce fils de Lessing dont le père admirait l’esprit, et qui, introduit de force dans le monde par le forceps, parce qu’il ne voulait absolument pas y entrer, y était à peine qu’il se hâtait de s’en échapper. On m’opposera sans doute que la vie, d’un bout à l’autre, ne doit être aussi qu’une leçon ; à quoi chacun pourrait répondre : « Voilà justement pourquoi j’aurais voulu être laissé dans le repos de ce néant qui me suffisait, et où je n’avais besoin ni de leçons ni de rien d’autre. » Viendrait-on encore ajouter que l’homme doit un jour rendre compte de chaque heure de son existence ; mais c’est lui-même qui serait bien plutôt autorisé à demander d’abord raison pour avoir été tiré de ce repos et jeté dans une situation si critique, si sombre, si tourmentée et si douloureuse. — Voilà donc où mène l’erreur dans une théorie fondamentale. Car l’existence humaine, bien loin d’être empreinte du caractère d’un don, porte dans toutes ses parties celui d’une dette contractée. Le recouvre-