Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/415

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peut n’être qu’un insecte ou un ver ; en parlant elle-même par sa bouche, la nature s’exprime ainsi : « Je suis seul le tout du tout ; tout repose sur ma conservation ; le reste peut périr, il ne compte réellement pas. » Tel est le langage de la nature au point de vue particulier, c’est-à-dire au point de vue de la conscience intime, et c’est là le fondement de l’égoïsme propre à tout être vivant. Au contraire, du point de vue général, — qui est celui de la conscience externe, c’est-à-dire de la connaissance objective, détachée pour l’instant de l’individu en qui réside la faculté de connaître, — par suite du dehors, de la périphérie, la nature s’exprime en ces termes : « L’individu n’est rien, il est moins que rien. Je détruis chaque jour des millions d’individus, par manière de jeu et de passe-temps ; j’abandonne leur sort au plus capricieux et au plus espiègle de mes enfants, au hasard, qui les poursuit à sa fantaisie. Chaque jour je crée des millions d’individus nouveaux, et ma puissance créatrice n’en est pas plus diminuée que n’est épuisée la force d’un miroir par le nombre des images successives du soleil qu’il reflète sur la cloison... L’individu n’est rien. » — Seul, celui qui sait réellement embrasser et concilier cette contradiction manifeste de la nature possède la vraie réponse à la question de savoir si son propre moi est impérissable ou non. Dans les quatre premiers chapitres de ce quatrième livre de compléments je crois avoir indiqué une méthode utile pour parvenir à cette connaissance. D’ailleurs ce qui précède peut s’expliquer encore de la façon suivante. Tout individu, quand il regarde au dedans de lui, reconnaît dans son essence, qui est sa volonté, la chose en soi, c’est-à-dire la seule réalité partout existante. Il s’ensuit qu’il se conçoit comme le noyau et le centre du monde, et s’attribue une importance infinie. Tourne-t-il au contraire ses regards vers le dehors, il est alors dans le domaine de la représentation, du pur phénomène, et il s’y voit comme un individu entre des milliers d’individus, créature des plus insignifiantes par suite et qui disparaît même complètement dans la foule immense. Il en résulte que tout individu, fût-ce le moins digne d’attention, considéré du dedans, est le tout du tout ; considéré du dehors, il n’est plus rien, il n’est tout au moins guère plus que rien. C’est là-dessus que repose la grande différence entre ce qu’on est nécessairement à ses propres yeux et ce qu’on est aux yeux d’autrui ; et, de là dérive l’égoïsme, que chaque individu reproche à l’autre.

Cet égoïsme engendre notre erreur fondamentale à tous, qui consiste à nous croire réciproquement les uns pour les autres des Non-Moi. Au contraire, se montrer juste, noble, humain, n’est pas autre chose que traduire en actions ma métaphysique. — Dire que le temps et l’espace sont de simples formes de notre connaissance,