Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/420

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le mythe chrétien, en ce qui concerne la morale. À vrai dire, le théisme juif, sur lequel il s’est greffé, aurait dû recevoir d’étranges additions pour s’adapter à ce mythe ; la fable de la chute par le péché offrait donc l’unique endroit propice à l’insertion d’une tradition de l’Inde antique. Cette difficulté violemment surmontée est la cause même de l’aspect si étrange des mystères chrétiens qui répugne à la raison commune, s’oppose au prosélytisme et, par l’incapacité d’en saisir le sens profond, amène le pélagianisme ou le rationalisme d’aujourd’hui à se dresser contre eux, à tenter de les détruire par des recherches exégétiques, en ramenant du même coup le christianisme au judaïsme.

Mais, à parler sans mythe, tant que notre volonté demeure identique, notre monde ne peut changer. Sans doute tous souhaitent d’être délivrés de l’état de souffrance et de mort : ils voudraient, comme on dit, parvenir à la béatitude éternelle, entrer dans le royaume du ciel, mais non pas sur leurs propres pieds ; ils désireraient y être portés par le cours de la nature. Mais la chose est impossible. Il est vrai que la nature ne nous laissera jamais tomber et nous anéantir, mais elle ne peut nous conduire ailleurs que toujours et toujours dans son sein. L’expérience propre de la vie et de la mort enseigne à chacun combien il est hasardeux d’exister à titre de partie intégrante de la nature, — Aussi l’existence ne peut-elle jamais être regardée que comme un égarement, d’où la rédemption consiste à revenir ; et partout elle porte ce caractère. C’est donc en ce sens que la conçoivent les anciennes religions samanéennes, et avec elles, quoique par un détour, le christianisme véritable et primitif : le judaïsme même contient tout au moins le germe d’une telle théorie dans le dogme de la chute par le péché, qui est son redeeming feature. Seuls, le paganisme grec et l’islamisme sont complètement optimistes : de là dans le premier, pour la tendance opposée, la nécessité de se faire jour au moins dans la tragédie ; quant à l’islamisme, la plus mauvaise comme la plus récente de toutes les religions, cette tendance s’y est manifestée sous la forme du sofisme, ce merveilleux phénomène, tout imprégné de l’esprit de l’Inde d’où il vient, et qui subsiste déjà depuis plus de mille ans. En fait, on ne peut assigner d’autre but à notre existence que celui de nous apprendre qu’il vaudrait mieux pour nous ne pas exister. De toutes les vérités c’est la plus importante, voilà pourquoi elle mérite d’être exprimée ; quelque contraste qu’elle offre avec la manière actuelle de penser en Europe, elle n’en est pas moins la vérité fondamentale la plus reconnue dans toute l’Asie restée en dehors de l’islamisme, aussi bien de nos jours qu’il y a trois mille ans.

Si nous considérons maintenant le vouloir-vivre objectivement et