Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/424

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L’heure de la mort décide si l’homme doit retomber dans le sein de la nature ou s’il ne lui appartient plus et… : pour cette antithèse nous ne trouvons pas d’image, de concept, de mot, parce que tous sont empruntés à l’objectivation de la volonté, qu’ils s’y rapportent tous, et par suite sont de toute manière incapables d’en exprimer l’opposé absolu, qui doit ainsi demeurer pour nous à l’état de pure négation. Cependant la mort de l’individu est la question que chaque fois la nature ne se lasse pas de poser au vouloir-vivre : « Es-tu rassasié ? Veux-tu enfin sortir de ce milieu ? » Et c’est pour que la question puisse se répéter assez souvent que la vie individuelle est aussi courte. C’est dans cet esprit que sont conçues les cérémonies, les prières et les exhortations des brahmanes à l’heure de la mort, comme nous pouvons le voir encore par maint passage de l’Upanischad ; de là aussi, chez les chrétiens, ce souci de bien employer les derniers moments, par l’exhortation, la confession, la communion et l’extrême-onction ; de là enfin les prières des chrétiens pour demander à être préservés d’une fin subite. Si aujourd’hui bien des gens se souhaitent une telle mort, c’est qu’ils ont abandonné le terrain chrétien, qui est celui de la négation du vouloir-vivre, pour se placer sur celui de l’affirmation, qui est le terrain païen.

Mais l’homme qui dans la mort craindra le moins d’être anéanti est celui qui a reconnu que dès maintenant il n’est rien et qui ne prend plus par suite aucun intérêt à son phénomène individuel : la connaissance a comme consumé et dévoré chez lui la volonté, si bien qu’il ne reste plus en lui le moindre vouloir, la moindre soif d’existence individuelle.

Sans doute, l’individualité est tout d’abord inhérente à l’intellect, l’intellect reflète le phénomène, en fait partie, et le phénomène a pour forme le principe d’individuation. Mais elle est inhérente aussi à la volonté, en tant que le caractère est individuel : cependant le caractère est lui-même supprimé dans la négation de la volonté. L’individualité est aussi inhérente à la volonté dans la seule affirmation, non dans la négation qui s’en produit. Déjà la sainteté qui s’attache à toute action sincèrement morale repose sur ce qu’une telle action a pour origine en dernière analyse la connaissance immédiate de l’identité numérique de l’essence intime chez toutes les créatures vivantes[1]. Mais cette identité ne se présente à vrai dire que dans l’état de négation de la volonté (Nirwana), puisque l’affirmation de cette volonté (Sansara) a pour forme ses phénomènes dans leur pluralité. Affirmation du vouloir-vivre, monde des phénomènes, diversité de tous les êtres, indivi-

  1. Cf, les deux problèmes fondamentaux de l’éthique, page 274 ; 2e éd., page 271.