Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/440

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pas de même au point de vue théorique. Plus une doctrine est haute, et plus la voie s’y trouve ouverte aux abus, en présence de la bassesse générale et de la perversité de la nature humaine. Aussi le catholicisme prête-t-il à des abus bien plus nombreux et plus grands que le protestantisme. Par exemple le monachisme, cette négation méthodique de la volonté, qu’on pratique communément pour s’encourager les uns et les autres, est une institution d’ordre élevé, mais qui par là même devient presque toujours infidèle à son esprit. Les abus révoltants de l’Église provoquaient dans l’âme honnête de Luther une vive indignation. Mais il y obéit si bien qu’il en vint à vouloir supprimer le plus possible du christianisme même : à cette fin il commença par le borner aux termes de la Bible, puis, emporté par son zèle plein de bonnes intentions, il alla trop loin, jusqu’à en attaquer le cœur même dans le principe ascétique. Car, le principe ascétique une fois écarté, l’optimisme ne pouvait tarder à en prendre la place. Or l’optimisme, dans les religions, comme dans la philosophie, est une erreur fondamentale qui ferme la route à toute vérité. D’après tout ce qui précède, le catholicisme me semble être un christianisme dont on a honteusement abusé, le protestantisme un catholicisme dégénéré ; le christianisme en général me paraît avoir éprouvé le sort réservé à toute conception noble, élevée et grande, dès qu’il lui faut subsister parmi les hommes.

Cependant, au sein même du protestantisme, l’esprit ascétique et encratistique essentiel au christianisme s’est de nouveau fait jour et a éclaté en un phénomène plus considérable et plus marqué qu’il ne s’en était jamais produit auparavant : ce phénomène, c’est la secte si curieuse des shakers, fondée dans l’Amérique du Nord par une Anglaise, Anna Lee, en 1774. Les membres de cette secte sont déjà parvenus au nombre de 6.000, qui, répartis en quinze communes, occupent plusieurs bourgs dans les États de New-York et de Kentucky, surtout dans le district de New-Libanon, près de Nassau-Village. Le trait principal de leur règle de vie religieuse est le célibat et l’entière abstinence de toute satisfaction sexuelle. De l’aveu unanime des visiteurs anglais et américains qui ne leur ménageaient pas les mépris et les sarcasmes de tout genre, cette règle est appliquée avec rigueur et avec une parfaite loyauté ; et pourtant frères et sœurs habitent parfois la même maison, mangent à la même table, se livrent même dans l’église à des danses communes au milieu du service divin. Car celui qui a fait à Dieu le plus dur des sacrifices peut danser devant le Seigneur : il est le vainqueur, il a triomphé. Leurs chants d’Église sont gais en général ; ce sont même en partie de joyeuses chansons. C’est ainsi que leur danse à l’église, après le sermon, est accompagnée par le chant du reste des assistants : menée vivement et en mesure, elle finit par un galop,