Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/451

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individuelle est le phénomène, et à lui faire quitter la vie, sans qu’il la regrette, ni elle ni ses joies. La souffrance est en effet le moyen de purification seul capable, dans la plupart des cas, de sanctifier l’homme, c’est-à-dire de le ramener de la fausse voie du vouloir-vivre. De là vient que les livres d’édification chrétienne rappellent souvent l’efficacité de la croix et de la souffrance, et d’une façon générale la croix, instrument de « passion » et non d’action, peut très bien servir de symbole à la religion chrétienne. L’Ecclésiaste, juif encore, mais si philosophique, dit déjà avec raison : « Mieux vaut pleurer que rire ; car les pleurs corrigent le cœur. » (VII, 4.) En la désignant du nom de δευτερος πλους j’ai représenté la douleur en quelque sorte comme un succédané de la vertu et de la sainteté : mais ici je dois prononcer cette parole hardie, que, tout bien considéré, nous avons plus à espérer, pour notre salut et notre délivrance, de nos souffrances que de nos actions. C’est en ce sens que, dans son Hymne à la douleur, Lamartine dit si bien en s’adressant au chagrin :

Tu me traites sans doute en favori des cieux,
Car tu n’épargnes pas les larmes à mes yeux.
Eh bien, je les reçois comme tu les envoies.
Tes maux seront mes biens, et tes soupirs mes joies.
Je sais qu’il est en toi, sans avoir combattu,
Une vertu divine au lieu de ma vertu ;
Que tu n’es pas la mort de l’âme, mais sa vie ;
Que ton bras, en frappant, guérit et vivifie.

Si donc la souffrance a déjà une telle vertu sanctifiante, ce caractère sera à un bien plus haut degré encore celui de la mort, plus redoutée que toutes les souffrances. Aussi ressentons-nous toujours devant un mort un respect analogue à celui que nous impose toute grande souffrance : chaque cas de mort nous paraît, pour ainsi dire, une sorte d’apothéose ou de canonisation ; de là pour nous l’impossibilité de contempler sans respect le cadavre de l’homme même le plus insignifiant, et, si étrange que puisse sembler ici cette remarque, la garde présente toujours les armes à un cadavre. La mort doit être considérée sans aucun doute comme le but véritable de la vie : au moment où elle se produit, se décide tout ce dont le cours entier de la vie n’était que la préparation et la préface. La mort est le résultat, le résumé de la vie, ou le total effectué qui énonce en une fois tout l’enseignement que la vie donnait en détail et par morceaux : elle nous apprend que toutes les aspirations, dont la vie est le phénomène, étaient chose inutile, vaine, pleine de contradictions, d’où le salut consiste à revenir. Ce qu’est la lente végétation de la plante entière par rapport au fruit, qui produit d’un seul coup au centuple ce qu’elle produisait par fragments insensibles, la vie,