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le monde comme volonté et comme représentation

corps ; tandis que la volonté demeure. Cette hétérogénéité des deux, jointe à la nature secondaire de l’intellect, explique pourquoi l’homme, dans les profondeurs de la conscience de soi, se sent éternel et indestructible, et qu’il ne saurait pourtant avoir de souvenir, ni a parte ante ni a parte post, au delà de la durée de sa vie. Je ne veux pas empiéter ici sur l’explication de la vraie indestructibilité de notre être, explication qui aura sa place au quatrième livre ; j’en ai simplement voulu donner ici la genèse.

Si nous nommons le corps une simple représentation, l’expression est sans doute étroite, mais vraie néanmoins à notre point de vue, c’est qu’une existence étendue dans l’espace, se modifiant dans le temps, et déterminée dans les deux par la loi de causalité, n’est possible que dans la représentation. Car tous ces éléments déterminants sont des formes représentatives ; le corps n’existe donc que dans le cerveau, dans lequel il apparaît comme une existence objective, c’est-à-dire étrangère. Notre corps ne peut donc, lui aussi, avoir cette sorte d’existence que dans un cerveau. Car la connaissance que j’ai de mon corps comme d’une chose étendue, remplissant un espace et mobile, n’est que médiate : elle est une image du cerveau qui s’y produit par le moyen des sens et de l’entendement. Le corps ne m’est donné immédiatement que dans l’action musculaire et dans le plaisir ou la douleur, lesquels ressortent immédiatement et avant tout de la volonté. En combinant ces deux manières de connaître le corps propre, nous arriverons à nous convaincre que toutes les autres choses, qui n’ont elles aussi que cette existence objective, laquelle n’est réalisée avant tout que dans mon cerveau, que toutes ces autres choses, dis-je, ne sont pas pour cela sans autre existence que celle qu’elles possèdent dans le cerveau, mais qu’en dernier ressort et en elles-mêmes, elles doivent être ce qui en nous se révèle à la conscience comme volonté.