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le monde comme volonté et comme représentation

l’élément propre et originel de cette âme est, en effet, une pensée pure et abstraite ; abandonnée à cette fonction, elle n’a pour objet que des universaux, des idées innées et des vérités éternelles, et laisse l’intuitif bien au-dessous d’elle. De là vient ce dédain avec lequel nos professeurs de philosophie parlent encore aujourd’hui de la « sensibilité » et du « sensible » : ils en font même la source principale de l’immoralité ; et pourtant, dans la réalité, les sens, qui de concert avec les fonctions aprioriques de l’intellect produisent l’intuition, sont la source pure et inoffensive de toutes nos connaissances, et d’où la sensibilité emprunte tout son contenu. C’est vraiment à croire que ces messieurs n’entendent par la sensibilité[1] que le prétendu sixième sens des Français. — Donc, comme nous venons de le dire, dans le processus assigné à la connaissance, on fit du produit dernier de cette connaissance, de la pensée abstraite, l’élément premier et primitif, on prit le contre-pied du vrai. — De même que, suivant mon exposé, l’intellect naît de l’organisme et par lui de la volonté, conséquemment qu’il ne saurait être sans cette dernière, de même aussi il n’aurait sans elle ni matière, ni occupation, précisément parce que tout le connaissable n’est que l’objectivation de la volonté.

Ce n’est pas seulement l’intuition du monde extérieur, ou la conscience des choses autres, qui est déterminée par le cerveau et ses fonctions, c’est encore la conscience de soi. La volonté, en elle-même, est sans conscience et demeure telle dans la majeure partie de ses phénomènes. Il faut que le monde secondaire de la représentation s’y ajoute, pour qu’elle prenne conscience d’elle-même  : ainsi la lumière ne devient visible que par les corps qui la réfractent, sans quoi elle se perd sans effet dans les ténèbres. C’est seulement quand la volonté crée dans l’individu animal un cerveau, destiné à embrasser ses relations avec le dehors, c’est alors seulement que naît en elle la conscience de son être propre, par l’entremise du sujet de la connaissance, qui saisit les choses comme existantes, le moi comme voulant. La sensibilité, en effet, arrivée à son apogée dans le cerveau, mais qui est disséminée dans toutes les parties de cet organe, a besoin avant tout de rassembler tous les rayons de son activité, de les concentrer en quelque sorte en un foyer, qui ne se dirige toutefois pas au dehors, comme dans les miroirs concaves, mais au dedans, comme dans les miroirs convexes ; avec ce foyer elle décrit alors avant tout la ligne du temps, sur laquelle doit apparaître tout ce qu’elle représente, et qui est la première forme et la plus essentielle de toute connaissance, en

  1. Le mot allemand Sinnlichkeit, dont se sert l’auteur, a cet avantage de désigner à la fois la sensibilité et la sensualité. (N. du trad.)