Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/59

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

ouvraient l’œil ; et dans notre triste métier nous avions une inquiétude de plus.

Juillet, août, la mi-septembre se passent ; la ville était désolée, — mais nous reprenions confiance. Rien à Paris jusqu’à présent. Le 22 septembre au soir, je prends la machine du train 180 avec mon chauffeur Graslepoix.

Les voyageurs dorment dans leurs wagons, la nuit, — mais notre service, à nous, c’est de veiller, les yeux ouverts, tout le long de la voie. Le jour, pour le soleil, nous avons de grosses lunettes à cage, encastrées dans nos casquettes. On les appelle des lunettes mistraliennes. Les coques de verre bleu nous garantissent de la poussière. La nuit, nous les relevons sur notre front ; et avec nos foulards, les oreilles de nos casquettes rabattues et nos gros cabans, nous avons l’air de diables montés sur des bêtes aux yeux rouges. La lumière de la fournaise nous éclaire et nous chauffe le ventre ; la bise nous coupe les joues ; la pluie nous fouette la figure. Et la trépidation nous secoue les tripes à nous faire perdre haleine. Ainsi caparaçonnés, nous nous tirons les yeux dans l’obscurité à chercher les signaux rouges. Vous en trouverez bien de vieillis dans le métier que le Rouge a rendus fous. Encore maintenant, cette couleur me saisit et m’étreint d’une angoisse inexprimable. La nuit souvent je me réveille en sursaut, avec un éblouissement rouge dans les yeux : effrayé, je regarde dans le noir — il me semble