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amis. Michelson, qui t’a invité tant de fois à aller le dimanche à sa campagne.

RATON.

Que veux-tu ?… un marchand de draps qui n’est rien dans l’état… car enfin, qu’est-ce qu’il est ?

MARTHE.

Il est notre ami ; mais il te faut de la grandeur, de l’éclat. C’est encore par ambition que tu n’as pas voulu garder notre fils auprès de nous, où il aurait été si bien ! et que tu l’as fait entrer auprès d’un grand seigneur, où il n’a éprouvé que des chagrins, dont il nous cache une partie.

RATON.

Est-il possible !… notre enfant !… notre fils unique !… il est malheureux !

MARTHE.

Et tu ne t’en es pas aperçu ?… tu ne t’en doutais pas ?

RATON.

Ce sont là des affaires de ménage… moi, je ne m’en mêlais pas ; je comptais sur toi ; j’ai tant d’occupations !… Et qu’est-ce qu’il veut ? qu’est-ce qu’il lui faut ? Est-ce de l’argent ? Demande-lui combien… ou plutôt… tiens, voilà la clef de ma caisse ; donne-la-lui.

MARTHE.

Taisez-vous, le voici.


Scène III.

MARTHE, ÉRIC, RATON.
ÉRIC, entrant virement.

Ah ! c’est vous, mon père… je craignais que vous ne fussiez sorti. Il y a quelque agitation dans la ville.

RATON.

C’est ce qu’on dit ; mais je ne sais pas encore de quoi il s’agit, car ta mère n’a pas voulu me laisser aller. Raconte-moi cela, mon garçon.

ÉRIC.

Ce n’est rien, mon père, rien du tout ; mais il y a des moments où, même sans motifs, il vaut mieux agir avec prudence. Vous êtes le plus riche négociant du quartier, vous y êtes influent ; vous ne craignez pas d’exprimer tout haut votre opinion sur la reine Mathilde et sur le favori. Ce matin encore, au palais.

MARTHE.

Est-il possible ?

ÉRIC.

Ils pourraient finir par le savoir !

RATON.

Qu’est-ce que ça me fait ? Je ne crains rien ; je ne suis pas un bourgeois obscur, inconnu et ce n’est pas un homme comme Raton Burkenstaff du Soleil-d’Or qu’on oserait jamais arrêter. Ils le voudraient, qu’ils n’oseraient pas !

ÉRIC, à demivoix

C’est ce qui vous trompe, mon père… je crois qu’ils oseront.

RATON, effrayé.

Hein ! qu’est-ce que tu me dis là ?… ce n’est pas possible.

MARTHE.

J’en étais sûre, je le lui répétais encore tout-à-l’heure. Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce que nous allons devenir ?

ÉRIC.

Rassurez-vous, ma mère, et ne vous effrayez pas.

RATON, tremblant.

Sans doute, tu es là à nous effrayer… à t’effrayer sans raison… ça vous trouble, ça vous déconcerte, on ne sait plus ce qu’on fait ; et dans un moment où l’on a besoin de son sang-froid. Voyons, mon garçon, qui t’a dit cela ? d’où le tiens-tu ?

ÉRIC.

D’une source certaine, d’une personne qui n’est que trop bien instruite, et que je ne puis vous nommer ; mais vous pouvez me croire.

RATON.

Je te crois, mon enfant ; et d’après les renseignements positifs que tu me donnes là, qu’est-ce qu’il faut faire ?

ÉRIC.

L’ordre n’est pas encore signé ; mais d’un instant à l’autre il peut l’être ; et ce qu’il y a de plus simple et de plus prudent, c’est de quitter sans bruit votre maison, de vous tenir caché pendant quelques jours.

MARTHE.

Et où cela ?

ÉRIC.

Hors de la ville, chez quelque ami.

RATON, vivement.

Chez Michelson, le marchand de draps… ce n’est pas là qu’on ira me chercher… un brave homme… inoffensif… qui ne se mêle de rien… que de son commerce.

MARTHE.

Vous voyez donc bien qu’il est bon quelquefois de se mêler de son commerce !

ÉRIC, d’un air suppliant.

Eh ! ma mère.

MARTHE.

Tu as raison ! j’ai tort : ne songeons qu’à ton départ.

ÉRIC.

Il n’y a pas le moindre danger ; mais n’importe, mon père, je vous accompagnerai.

RATON.

Non, il vaut mieux que tu restes ; car enfin, tantôt quand ils viendront et qu’ils ne me trouveront plus, s’il y avait du bruit, du tumulte, tu imposeras à ces gens-là, tu veilleras à la sûreté de nos magasins, et puis tu rassureras ta mère, qui est toute tremblante.